Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/387

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
IND
995

forcément ignorant, ont intérêt à persuader leurs esclaves de l’existence en eux, parasites, de l’esprit de sacrifice, d’abnégation, de dévouement, de l’altruisme enfin, — ensuite à s’efforcer de faire naître artificiellement cet altruisme chez lesdits esclaves. C’est à cet effet qu’ils présentent l’égoïsme à l’homme dès l’enfance comme un sentiment ignoble, dont chacun doit se débarrasser pour parvenir à un prétendu état de dignité morale, de pureté de sentiments, de grandeur d’âme, qui n’est qu’un état de faiblesse imbécile. Avec le prêtre théiste, il faut être un bon sujet de Dieu ; avec le prêtre social, il faut être L’Homme, Le Citoyen. Cela revient au même : en aucun cas il ne faut être soi.

Mais, heureusement, bien que par cette œuvre d’asservissement, vieille comme la civilisation, ils soient parvenus à un résultat qui n’est que trop appréciable, nos moralistes n’ont pu vaincre absolument la nature en l’homme. Nous avons dit que nul être vivant n’échappe à ses lois. « Chassez le naturel, il revient au galop. » A chaque nécessité pressante, l’égoïsme exige la priorité sur tout autre sentiment artificiel, créant ainsi ces conflits intérieurs qui mettent a mal l’homme moderne, saturé de préjugés et de respects, empreint de religiosité, déshabitué de toute volonté naturelle, libre, passionnée, et chez qui la nature est en lutte permanente avec la morale dogmatique et antinaturelle.

L’égoïsme affirmé, c’est l’altruisme nié.

J’ai beau retourner, analyser les actes humains, je ne puis en trouver un seul qui ne soit inspiré par l’égoïsme, autrement dit qu’il n’ait pour objet le contentement de celui qui agit, et je ne puis imaginer un individu qui, à moins que d’être malade ou dément, donne de soi à autrui sans avoir, au préalable, assuré la satisfaction de son moi, au moins dans les limites où s’impose le besoin plus impérieux de sa propre conservation. Que, étant donné certaines circonstances, l’acte d’un individu, tout en le satisfaisant personnellement, contente également l’égoïsme de l’autre à qui il s’adresse, cela est non seulement possible, mais arrive fréquemment et il est nécessaire qu’il en soit ainsi pour que puisse vivre la libre association des égoïstes que nous prévoyons. Mais il n’y a là rien de ce qu’on pourrait appeler altruisme, ou encore désintéressement, puisque l’individu a eu pour seul motif d’action la volonté de satisfaire sa passion.



Ayant constaté que l’égoïsme est l’unique moteur des actions humaines, la philosophie individualiste instaure une morale libertaire basée sur l’égoïsme ; mais, reconnaissant que celui-ci se satisfait différemment selon le degré d’évolution qu’a atteint l’individu, elle recommande à l’homme l’acquisition intensive de science en vue d’une connaissance toujours plus étendue et plus précise de l’intérêt réel. A l’homme sciencé, il apparaîtra en bonne logique que son intérêt n’est nullement dans le sacrifice altruiste, dans la religion, mais dans la satisfaction égoïste, dans l’irréligion. En outre, ayant observé non seulement l’inégalité naturelle entre les hommes, l’existence de forts et de faibles, mais aussi que la force des premiers n’acquiert pour eux-mêmes de valeur effective que grâce à l’appui des faibles subjugués par le moyen religieux du devoir, elle met, en lumière le mensonge du « droit » et dénie à l’autorité toute autre origine que la force et, en conséquence, toute légitimité. Par suite, elle répudie la soumission bénévole à cette autorité, que ce soit en acceptant d’être dirigeant où d’être dirigé.

Qu’on ne l’oublie pas, l’égoïsme humain — qui ne disparaîtra qu’avec l’espèce — est l’obstacle à la possibilité de la « bonne autorité » et à l’existence des « bons bergers ». Il ne peut y avoir qu’une mauvaise autorité et tous les bergers seront toujours de « mauvais bergers ». Tant que chaque individu n’aura pas été nourri

de la philosophie individualiste et qu’il ne pourra en conséquence opposer son égoïsme — conscient et sciencé — à l’égoïsme envahisseur, il y aura des maîtres et des esclaves, infailliblement.

En somme, la morale individualiste vise à une adaptation de la société à la nature pour aboutir au bonheur relatif de l’individu. Que sera cette morale individualiste ? Oh ! elle sera très immorale ! Tout d’abord, elle ne s’enseignera pas — et néanmoins elle se pratiquera, Elle sera donc le contraire de la morale dogmatique. Elle sera une résultante de l’enseignement scientifique et de l’exemple du milieu éducatif. On évitera d’enseigner la morale, on se contentera d’en faire naître la libre pratique. Ainsi, on ne dira pas à l’homme : « Sois égoïste », mais on lui dira : « Les hommes agissent naturellement par égoïsme » Il y a un abîme entre ces deux phrases, entre cet ordre, et, cette constatation. Ainsi, on ne substituera pas un dogme à un autre dogme ; on instruira l’homme et sur la science acquise il bâtira sa propre morale, sa morale d’unique et d’autonome, — morale individualiste et libertaire.

Quand, par exemple, vous entendez crier : « Guerre à la guerre ! » soyez certain que celui qui profère ce cri pense fort peu à autrui et que, du profond de lui-même, fermement, il clame : « Vive ma vie ! » Si l’on veut aller au fond de la chose, on constate donc que ce qui pousse l’homme à l’antimilitarisme, au pacifisme et à l’anti-patriotisme théoriques et à conformer parfois ses actes à ses pensées, c’est l’intelligente et estimable « lâcheté » qui fait que l’homme tient à la vie, à sa vie, parce qu’il n’y a qu’une vie.

— Cet homme est un lâche, dira le moraliste. Pourquoi ? Est-ce que le moraliste sait pourquoi ! Il répète des phrases que jadis d’autres ânes récitèrent à ses oreilles. Cependant, nous savons que cet homme est un « lâche » parce qu’il refuse de sacrifier sa vie à la défense des intérêts des maîtres, à la sauvegarde de leur propriété. Voilà où l’utilité de la morale dogmatique se fait sentir… pour les maîtres.

Eh bien ! j’aime ce « lâche » qui veut son franc-aller et qui tient à ne pas disparaître du banquet de la vie, quelque infortuné convive qu’il y figure. C’est un héros simple et humain. C’est un homme en qui l’égoïsme vit, irréductible, et qui l’oppose à l’égoïsme perfide et autoritaire des prêtres de la religion qui lui ordonne de tuer et de se faire tuer.

Voyez ce que sa morale fait de lui : un être autonome. Il est isolé. Sans doute. Mais il ne tiendrait qu’à vous, moralistes, qu’il ne le fut pas. Et alors, représentez-vous l’immensité du résultat si cet individu se multipliait en tous pays, devenait le nombre.



La morale dogmatique est nécessairement une morale issue d’une philosophie religieuse ; c’est la morale religieuse du droit et du devoir. La morale libertaire de l’individualisme est la vraie morale scientifique ; c’est la morale irréligieuse du plaisir, de l’intérêt et de la puissance. Or il est de la nature de l’homme de s’inspirer, avant d’agir, de ces trois mobiles, que l’on peut, en dernière analyse, réduire à un seul : l’intérêt. Nous sommes donc bien d’accord avec la nature…

Le préjugé qui s’attache à l’idée d’égoïsme fait de ce sentiment l’opposé de la bonté. Nous avons déjà dit que cette conception est erronée et. expliqué à quel intérêt de prêtre elle doit sa naissance. Il est certain que l’intérêt réel de l’homme ne peut être dans la douleur d’autrui. Au contraire, l’observation nous montre qu’à mesure qu’il se débarrasse des chaînes qui entravent la libre dépense de son activité, le libre jeu de son égoïsme, l’homme souhaite plutôt voir la joie chez autrui comme en soi-même. Aussi bien n’y a-t-il que des fous, des malades, des dégénérés qui puissent avoir le désir anor-