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mal de faire le mal pour le plaisir du mal : M. de Sade n’est généralement pas considéré comme un parangon de santé.

Mais encore, deux causes peuvent contraindre l’homme, s’il n’a pas une sensibilité affinée qui le retienne, à faire le mal à autrui : la nécessité économique — et le sectarisme religieux ou fanatisme.

Il y a lieu de penser, si l’on n’a pas le cerveau racorni d’un moraliste, que ces contraintes étant disparues, l’homme ne-commettrait plus le mal puisque rien ne l’y obligerait plus. Mais, au cas improbable où, dans un milieu de liberté où les forces se trouveraient équilibrées, un individu voudrait tenter de faire le mal par plaisir, le souci de son intérêt l’en empêcherait, car il n’en pourrait résulter pour lui que la réciproque, et ce d’autant plus qu’aucune loi n’existerait qui le protégeât et le privilégiât comme aujourd’hui. Autant dire qu’avec les lois, les institutions autoritaires et les esclaves, soutiens de l’ordre gouvernemental, — les possibilités d’actions mauvaises seraient abolies. Il n’est donc pas nécessaire de moraliser dogmatiquement l’homme pour éviter le mal. Nul besoin n’est de le travailler dans le sens d’une bonté dogmatique qui, aussitôt assimilée par lui, se transforme en haine et en faiblesse. La vie assurée, le bien-être économique, c’est-à-dire la liberté physique, d’une part, et la science dans tous les cerveaux, autrement dit la liberté intellectuelle et morale, d’autre part, — au total la force, la puissance universalisée, voilà le sol fécond où s’épanouira la bonté… Qu’aucun homme n’attende d’autrui son bonheur. Qu’il en soit le propre artisan. Mais pour cela il faut que l’homme soit à la fois puissant et libre. La science seule peut lui donner la force et la liberté. Ce qu’il faut greffer sur la nature, en lui, c’est la science et non la morale. Celle-ci vient ensuite d’elle-même, telle qu’on la doit normalement concevoir : comme une résultante — et personnelle.

Ainsi, nous ne répudions pas la bonté. Loin de là, nous voulons qu’elle devienne une nécessité égoïste, qu’elle soit le los à la vie que clame l’égoïsme satisfait et joyeux. Mais nous ne pouvons assimiler la pratique de la bonté libre et naturelle, satisfaction égoïste, à l’accomplissement du devoir, sacrifice de l’artificiel altruisme. Tout au plus pourrait-il être utile de faire naître éducativement l’amour de la vie dans la conscience de l’individu, afin que la vie (avec la joie, génératrice d’une existence toujours plus haute et plus longue, comme bien, — et la douleur, abrégeuse et rétrécissante, comme mal) soit comme le critérium de bonté destiné à guider les intelligences attardées dans le chaos des actes humains, tous équivalents en la nature. La valeur morale et sociale d’un acte se pourrait ainsi mesurer à la quantité de vie qu’il fait naître et entretient ou qu’il anéantit, c’est-à-dire par la joie ou la douleur qui en découle. Et ce serait à l’aide de cet étalon, interprété en outre selon son sentiment, que l’individu fixerait la nature de ses rapports avec autrui, considéré comme associé, indifférent ou adversaire.

Il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour appliquer la maxime : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fût fait. » Il suffit pour cela d’être un égoïste sage et prévoyant. Mais il faut compléter cette formule négative par celle positive que voici : Agis envers autrui comme l’autre agit envers toi. Voilà la clef de voûte de la morale libertaire de l’individualisme, morale de réciprocité et de solidarité réaliste, morale de justice égoïste.



Après avoir démontré le mécanisme du devoir, montré dans quel but cette machine est mise en fonction et pour qui elle travaille, il importe de démolir à son tour la fiction mensongère du « droit » qui concourt aux mêmes

fins. Le droit positif est imaginé par la force de ruse pour justifier ses attentats sur la faiblesse. Dépouiller le travailleur n’est pas un acte de la force triomphante : c’est un acte du plus pur droit ! La science du droit positif enseigne la manière d’y procéder.

Un gros usinier prélève chaque jour la presque totalité du bénéfice issu du labeur de ses ouvriers, en jetant à ceux-ci un salaire dérisoire qui leur permettra de ne mourir que lentement de faim, de fatigue, d’alcoolisme et de tuberculose : le gros usinier n’est ni un assassin ni un voleur ; c’est un honnête homme, il est d’accord avec le droit. Un miséreux, l’un des ouvriers qu’a usés l’usinier, reprend à celui-ci une parcelle du… prélèvement légal qu’il a opéré sur le produit de son labeur : c’est un voleur, il est hors le droit.

Le droit positif est exprimé par les lois. Les lois, comme tout le reste du système social, sont élaborées en vue d’une fin unique : assurer le maintien de la force au pouvoir, c’est-à-dire, actuellement, protéger la propriété, la richesse privée, le vol capitaliste, même au détriment de la vie. Car la propriété a trouvé son origine dans la force, c’est par la force qu’elle se conserve et elle reproduit la force au profit du propriétaire. Écoutez Proudhon : « La propriété, c’est le vol. » Écoutez Sismondi : « La plus grande partie des frais de l’établissement social est destinée à défendre le riche contre le pauvre, parce que, si on les laissait à leurs forces respectives, le premier ne tarderait pas à être dépouillé. » Concluez, en vous rappelant que l’État a pour mission avouée de protéger la faiblesse contre la force et de dispenser la justice. Concluez, et vous verrez que sa mission réelle n’est pas avouable.

Qu’on n’oublie pas non plus que le prolétariat est la majorité par qui l’État pourrait ne pas être. L’État ayant prétendument pour but l’instauration du droit dans la société, on voit de suite quelle importance il y a pour nous à faire connaître au prolétariat sur quel mensonge repose la fiction du droit, alors que c’est en réalité la force qui préside aux actions, tant naturelles que sociales, de l’homme. Le droit est en ce moment au service de la propriété. Mais la propriété n’est qu’une des formes actuelles de l’autorité et peut, comme sous le régime collectiviste, faire place à une seule forme d’autorité : l’autorité représentative (qui, souvent, n’est pas éloignée de l’autorité purement dirigeante), ainsi que, par exemple, l’exercent de nos jours le chef militaire, le juge, etc. Le droit positif sera au service des maîtres de demain, comme il est au service de ceux d’aujourd’hui, si les esclaves d’aujourd’hui le permettent demain, et cela se perpétuera tant que les esclaves admettront l’existence du droit et par ce fait consentiront à leur esclavage.

Au droit positif, on oppose volontiers le « droit naturel ». Qu’est-ce donc que le droit naturel ? Selon le verbe de ses prêtres, c’est Le Droit — et c’est une fiction métaphysique dont les faits, à chaque instant, dénoncent l’irréalité. Le droit est un mot vide de sens, puisqu’il n’est pas d’exemple dans la nature ou dans la société que le conventionnel droit, invoqué ait jamais été respecté, ait jamais triomphé, s’il n’était adjuvé de la puissance, de la force. Le droit, n’a donc que la valeur d’une virtualité dont la réalisation active est soumise à des circonstances, à des éventualités ; il n’existe par conséquent pas à l’absolu, en tant que « Droit », ainsi que nous avons été préparés dès l’enfance à en comprendre l’idée — fausse.

Dans la lutte des peuples, que fut le droit du Gaulois devant la force du Romain, le droit de l’Arabe et du Madécasse devant la force du Français, le droit du Cafre devant la force du Boër, le droit du Boër devant la force de l’Anglais, le droit du Chinois devant la force des coalisés européens, américains et japonais ? Qu’est le droit de la minorité en présence de la puissance de