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pagné de son Socius. Celui-ci devait se placer de façon à tout voir, sans entendre la conversation (principalement lorsqu’il s’agissait d’une confession). A son retour, il rendait compte au supérieur de ce qu’il avait vu.

La dénonciation mutuelle était (elle l’est probablement encore) une règle générale chez les Jésuites. L’article 9 du Sommaire des Constitutions assure que l’on doit s’estimer heureux de voir dénoncer ses erreurs et ses fautes. Un autre article des Constitutions va jusqu’à dire que le frère dénoncé devra remercier son dénonciateur avec la plus grande humilité.

L’ineffable Ignace avait organisé, en quelque sorte, la délation : 1° Durant la première année, on n’avait le droit d’accuser personne ; 2° ceux d’un an accusaient les nouveaux, mais pas les anciens ; 3° ceux de deux ans pouvaient accuser leurs égaux, etc., etc.

On se mouchardait donc du haut en bas de l’échelle jésuitique.

Les frères coadjuteurs sont tenus de dénoncer chaque soir les fautes venues à leur connaissance. Les confesseurs doivent prescrire la délation comme un cas de conscience et de sévères punitions sont prévues contre ceux qui ne se soumettraient pas.

Deux fois par an, les Recteurs et les Supérieurs font un rapport au Général, sous pli cacheté. Ce rapport comprend deux parties : 1° les choses édifiantes et à l’honneur de la Compagnie, que l’on peut montrer à tout le monde ; 2° les choses qui sont… moins édifiantes et qui devront rester secrètes. — Si nous possédions la collection de ces rapports secrets, quel épouvantable réquisitoire contre la Compagnie il nous serait possible de dresser…

La « morale » des Jésuites. — Singulière morale, dont Pascal a pu dire, qu’avec elle « il y avait plus de plaisir à expier ses fautes qu’à les commettre ».

Ces hommes si sévères, si tyranniques dans leurs Collèges et leurs Maisons, vont se montrer conciliants et indulgents à l’extrême, dès qu’ils auront intérêt à fermer les yeux sur les fautes ou les crimes de leurs créatures…

Alors, ils inventeront le laxisme, ou morale relâchée ; les restrictions mentales, ou science du mensonge ; le probabilisme, ou l’art de la casuistique

La morale relâchée les mettra en conflit violent avec les Jansénistes, partisans de la morale sévère. Discussions et chicanes théologiques, qui finirent en condamnations et excommunications, pour la plus grande gloire de la Compagnie.

Les apôtres de la « morale facile » sont allés jusqu’à excuser les pires turpitudes : « Il est permis de désirer la mort de son père, non en vue du mal qu’il en éprouvera, mais en vertu de l’avantage qui en résultera, c’est-à-dire d’un riche héritage. » (Proposition du P. Tagundez, condamnée en 1679. Cité par Paul Bert, qui montre que cette doctrine est encore enseignée en plein xixe siècle, puisqu’elle se retrouve dans le Petit Catéchisme de Marotte, édité en 1870).

Nous pourrions citer quantité de textes semblables, concernant tous les vices et tous les crimes imaginables, que l’on excuse et que l’on permet selon les besoins de la cause. Le livre de Paul Bert en est rempli (La Morale des Jésuites).

M. Schimberg essaie d’excuser ses amis de la Compagnie en disant que, s’ils excusaient certains crimes, c’était pour s’accommoder à la faiblesse humaine et non pour se justifier eux-mêmes, car leurs mœurs étaient régulières. L’excuse me paraîtrait bizarre, même si la pureté des mœurs jésuitiques était vraiment établie — ce qui n’est pas.

Les Jésuites Lessius, Bauny, Amicus, Escobar (le livre de ce dernier fut traduit dans toutes les langues ; rien

qu’en Espagne il eut 42 éditions) ont excusé le vol, l’adultère, le vice et même le meurtre.

Le P. Caramuelfand dit : « Si une femme se vante d’avoir couché avec un religieux, celui-ci peut la tuer. » Que serait-ce, ma foi, si leurs mœurs n’étaient pas pures !  !

Le P. Lami dit également qu’un religieux peut tuer pour défendre sa réputation. L’opinion, contestée par le Saint-Siège, fut reprise quelques années plus tard par les Pères Desbois, Hereau, Fladrant, Le Court.

Très tolérants lorsqu’ils y ont intérêt, les Jésuites ordonnent, par contre, aux enfants chrétiens d’accuser leurs propres parents hérétiques, quand bien même ils sauraient que ceux-ci seraient condamnés et brûlés. (Fagundez, Traité sur les Commandements de Dieu).

Le mensonge est quelquefois permis. C’est une question de circonstances, de nécessité plus ou moins pressante. Il est d’ailleurs très facile « de ne pas mentir… tout en cachant la vérité ». Il suffit d’interpréter les mots d’une certaine façon, de leur donner — mentalement — un sens différent du sens courant.

« Comme le mot Gallus en latin peut signifier un coq ou un Français, si on me demande, en parlant cette langue, si j’ai tué un Français, quoique j’en ai tué un, je répondrai que non, entendant un coq… » (Sanchez).

Avec un peu de bonne volonté, on peut tout justifier, on peut tout permettre. Pour excuser le vol et pour démontrer qu’il est quelquefois permis de voler, on citera, par exemple, le cas des Hébreux, auxquels le bon Dieu lui-même permit de dérober les vases précieux des Égyptiens. Et pour le meurtre : l’exemple d’Abraham, auquel le même bon Dieu ordonne de tuer son fils Isaac.

Si Bourdaloue un peu sévère
Nous dit : Craignez la volupté,
Escobar, lui, dit-on, mon père,
Nous la permet pour la santé.

(Boileau).

S’ils n’avaient permis que la volupté, il n’y aurait rien à objecter, mais ils ont autorisé les pires turpitudes, en favorisant l’hypocrisie et la fourberie.

« Si quelqu’un se délecte de l’union avec une femme mariée, non parce qu’elle est mariée, mais parce qu’elle est belle, faisant ainsi abstraction de la circonstance du mariage, cette délectation, selon plusieurs auteurs, ne constitue pas le péché d’adultère, mais de simple fornication. » (Compendium, p. 126). Arnould, qui relate cette singulière théorie, fait remarquer que, dans ces conditions, il serait rassurant d’épouser de préférence une femme laide.

Quant au probabilisme, il consistait à résoudre les « cas de conscience ». Les Jésuites n’ont pas voulu dire qu’il n’y avait en morale que des « probabilités » — thèse dangereuse pour la religion ! Ils ont simplement observé que l’homme est souvent embarrassé pour savoir quelle conduite il doit adopter dans telle ou telle circonstance. Beaucoup de leurs élèves étant destinés à devenir médecins ou avocats, constate Schimberg, il est indispensable qu’ils soient rendus aptes à résoudre les cas de conscience les plus différents.

Ces conceptions élastiques sont toujours en honneur. Crétineau-Joly a pu dire avec raison que la canonisation d’Alphonse de Liguori (1829) avait été la justification des casuistes de la Compagnie — car les théories des uns et de l’autre sont identiques.

Lorsque le P. Pirot avait publié, en réponse à Pascal, son Apologie des Casuistes, il avait eu si peu de succès que la Compagnie l’avait froidement désavoué. Mais aujourd’hui la casuistique est en honneur plus que jamais. Albert Bayet en a donné des preuves multiples dans son excellent petit livre : La casuistique chrétienne contemporaine (Alcan, 1913).

Pour finir de juger la morale des Jésuites, rappelons que les Papes ont vainement essayé d’obliger la Com-