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JUG
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la guillotine, et j’aperçois le juge rentrant, paisible, calme, serein, le soir venu, au sein de sa famille. Dans une salle à manger confortable, sa femme et ses enfants sont assis, près de lui, autour de la table familiale. Si tout sentiment n’est pas éteint en lui, si l’exercice de sa fonction n’a pas totalement desséché son cœur, peut-il, à ce moment, songer sans frémir au père de famille que sa décision tient séparé de ses enfants, peut-il penser, sans que sa conscience en soit tourmentée, au dénuement dans lequel l’absence plus ou moins prolongée du père plonge la femme et les enfants ? Et si sa carrière « s’illustre » de quelques condamnations à la peine capitale, se peut-il, à moins qu’il ne se croie infaillible, qu’il n’éprouve nulle angoisse quand, la nuit, son sommeil est hanté par l’apparition des têtes que ses réquisitoires ont fait tomber ?

Le juge qui en arrive, par tempérament et par accoutumance, à une aussi odieuse insensibilité (et, par la déformation professionnelle, c’est le cas de tous ceux qui ont vieilli dans la carrière), ne mérite aucune considération ; il n’est digne d’aucune estime. Il ne peut inspirer que le mépris. — Sébastien Faure.

JUGE IMPOSE, Arbitre volontaire. Il convient de résumer ici les raisons qui rendent éminemment hostile et répugnant à l’individualiste anarchiste le fonctionnement du mécanisme judiciaire.

L’on sait qu’après avoir commencé par manifester le caractère d’une réparation, d’un dédommagement à l’égard de celui au préjudice duquel un tort avait été commis (ou de ses ayants droit), la répression des délits et des crimes a fini par revêtir le caractère d’une vindicte, d’une vengeance exercée apparemment au profit de l’ensemble social, en réalité de ses dirigeants, de ses déterminants ou de ses privilégiés sur les déshérités, les désavantagés : ceux qui ne détiennent ni autorité, ni capitaux, ni propriété.

Il n’est pas difficile de se rendre compte que ceux qui ont charge d’appliquer les sanctions pénales ou disciplinaires que les codes de justice établissent pour réprimer les différentes formes de transgression sont — de par la classe ou le milieu où ils se recrutent — les souteneurs ou les représentants d’intérêts, de situations acquises qui ne leur permettent pas l’impartialité.

En outre, le tarif des pénalités, les peines accessoires qui les accompagnent si souvent ne tiennent aucun compte du tempérament, du déterminisme particulier des délinquants ; ne se préoccupent en rien des circonstances et des influences qui ont présidé à l’évolution, à la formation de leur caractère, de leur façon d’envisager la vie.

L’application des circonstances atténuantes ou aggravantes est laissée à l’arbitraire du distributeur de pénalités qui non seulement s’imagine — quand il prend sa profession à cœur — être un chargé de mission sociale, mais encore se réfère à des renseignements de police tendancieux et incontrôlés, à une impression physique, à des condamnations antérieures, si bien que, par la force des choses, le délinquant est autant puni comme « capable » que comme « coupable » de la transgression qui l’amène à la barre où il est cité.

Sous son apparence d’impartialité, le jugement du jury renferme autant d’arbitraire.

Je ne parle pas seulement ici du facteur de sentimentalité, exploité autant par le ministère public que par le défenseur du transgresseur, je fais allusion aux préjugés d’éducation et de convention qui dominent les jurés lorsque le moment est venu de statuer sur le cas qui leur est présenté. Que connaissent-ils, d’ailleurs, du criminel qui est traîné devant eux ? pas davantage que le juge professionnel, et ils ne sont pas mieux éclairés que lui sur son déterminisme. Ils sont automatiquement obligés de s’en remettre aux informations que leur

fournissent l’accusateur public et l’avocat, les témoins à charge et à décharge. Il n’existe, pour le délinquant, aucune garantie qu’il sera jugé impartialement.

Mais ce n’est pas seulement contre le mécanisme du fonctionnement judiciaire que protestent et s’insurgent les individualistes.

Ce qu’ils combattent, ce qu’ils dénoncent, ce qu’ils critiquent avec véhémence, ce qu’ils posent à la base de leur antagonisme à la conception actuelle de l’application de la justice : c’est le juge imposé, conséquence du contrat social infligé aux dominés et aux exploités par ceux qui les asservissent et tirent profit de leur travail ; c’est le délinquant contraint de subir le juge qu’il n’a pas choisi, le code et la méthode de jugement qu’il ne peut récuser.

Ce que nient les individualistes, c’est qu’un être humain s’arroge le droit d’en juger un autre, qu’il s’imagine avoir ce « droit » soit comme une sorte de délégation ou de mandat d’une collectivité irresponsable, soit comme une faculté innée.

Pour comprendre les mobiles derniers et profonds qui ont pu pousser un être humain quelconque à commettre une action dite « délictueuse », il faudrait être cette personne elle-même. L’avocat le plus consciencieux, le plus expérimenté ou le plus retors n’y saurait parvenir lui-même, puisqu’il peut arriver que le délinquant ne puisse plus se rappeler ou se représenter avec précision dans quel état d’être il se trouvait au moment où l’infraction ou le crime se produisit. Il aurait suffi d’une circonstance fortuite, d’un accident peut-être minime pour que le délit ou le crime n’eut pas lieu ou se manifestât sous un tout autre aspect.

D’ailleurs, le défenseur qui prend à cœur sa profession se préoccupe beaucoup plus de s’assimiler la psychologie des juges, de les émouvoir, que d’analyser à fond le tempérament ou le déterminisme de son client. De l’avocat général ou du défenseur, c’est à qui aura le plus d’atouts dans son jeu. C’est pourquoi, pour gagner la partie, ce dernier parle en juriste devant un tribunal de profession et en orateur devant un jury.

C’est parce qu’il n’est pas possible qu’un jugement soit rendu avec équité ou impartialité, le jugeur ne pouvant se « mettre dans la peau du jugé », que l’individualiste aspire à voir devenir courante une mentalité personnelle qui fasse que le transgresseur s’inflige à soi-même le châtiment de sa transgression — selon que l’y détermine son degré de sensibilité ou de scrupulosité.

Les individualistes anarchistes rejettent tout autant le juge qui s’impose bénévolement que celui imposé par l’État ou tout autre organe de centralisation sociale. Parmi les anarchistes, on rencontre trop souvent une manière de juger ou d’apprécier les faits et les gestes de ses camarades, favorable ou défavorable, selon que leur conduite ou leur procédé, en telle circonstance donnée, est conforme ou non avec ce qu’aurait accompli, dans un cas semblable, celui qui porte jugement, du moins il le suppose. Il est étrange de voir des hommes aux opinions très libérales, très avant-garde, oublier que dans certains jugements ou appréciations, ils sont uniquement incités par leurs convictions personnelles, leur façon de vivre particulière ; le parti pris qu’ils manifestent détonne toujours, irrite parfois. Qui sait comment ils se seraient comportés aux lieu et place de celui qu’ils condamnent, eux, les détracteurs de la vindicte sociale dénommée justice. Tout ce qu’ils peuvent hasarder concernant leur ligne de conduite future dans tel ou tel cas est du domaine de la conjecture.

Et même quand ces juges bénévoles connaîtraient si exactement leur propre déterminisme qu’ils sauraient d’avance ce qu’ils feront en telle ou telle occasion que cela ne les autoriserait pas à porter jugement. Cela leur permettrait tout au plus d’émettre, par rapport à