Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/535

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
JUR
1143

dans ce sens que l’on dit : la jurisprudence française, la jurisprudence allemande, etc.

Mais le mot « jurisprudence » a pris dans notre logomachie juridique une signification précise, qui ne correspond plus du tout à son sens étymologique. À ce que les Romains appelaient autrefois ainsi, on donne aujourd’hui la dénomination de « doctrine », c’est-à-dire le droit tel qu’il est enseigné par les professeurs ou les jurisconsultes, l’interprétation des lois ou des coutumes donnée par eux dans des commentaires ou dans les leçons aux étudiants. La jurisprudence, c’est aujourd’hui le droit tel qu’il est appliqué par les tribunaux, et non plus tel qu’il est conçu par les théoriciens et les interprétateurs. La doctrine et la jurisprudence ne sont pas toujours d’accord. La jurisprudence de tel tribunal ou de telle cour d’appel n’est pas toujours la même que celle de telle ou telle autre juridiction. On opposera par exemple sur certaines grandes questions la jurisprudence des tribunaux administratifs et la jurisprudence des tribunaux judiciaires, la jurisprudence de telle cour d’appel et celle de la cour de cassation, etc.

La jurisprudence a pris de nos jours une importance considérable pour des raisons faciles à analyser. Les transformations souvent rapides résultant de l’évolution économique, des découvertes scientifiques, ont créé des rapports sociaux nouveaux non prévus par les lois ou par les coutumes. Le régime parlementaire ne facilite pas l’élaboration rapide de réglementations adaptées à ces nouveaux rapports. L’esprit de conservatisme étroit et de routine, qui étreint les cerveaux des hommes qui se croient les plus libérés, s’oppose à ce que l’on supprime ou à ce que l’on modifie les vieilles formules législatives, même si elles ne correspondent plus à l’état social nouveau, même si elles sont impuissantes à régler les droits et les devoirs de chaque citoyen en présence de situations ou de faits nouveaux. Il est cependant un principe fondamental dans notre droit moderne, c’est que le juge n’a pas le droit de refuser de juger sous prétexte du silence ou de l’obscurité de la loi. L’article 4 du Code civil proclame que « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». L’article 185 du Code pénal, appliquant ce principe, dit : « Tout juge ou tribunal, tout administrateur ou autorité administrative, qui, sous quelque prétexte que ce soit, même du silence ou de l’obscurité de la loi, aura dénié de rendre la justice qu’il doit aux parties, après en avoir été requis… pourra être poursuivi et sera puni d’une amende de deux cents francs au moins, de cinq cents francs au plus, et de l’interdiction de l’exercice des fonctions publiques depuis cinq ans jusqu’à vingt. »

Il est même interdit aux tribunaux, disent les commentateurs de ces textes, de suspendre leurs jugements pour demander au pouvoir législatif l’interprétation authentique de la loi : « Si la loi est muette sur le point litigieux, le juge doit y suppléer soit par ses propres lumières, soit par des inductions tirées de la loi elle-même, soit par les principes de la raison et de l’équité. » Il y a une seule exception à cette règle : en matière pénale, le juge ne peut appliquer que des peines prévues par la loi à des délits prévus et définis par elle.

Notons en passant que l’article 4 du Code civil apporte une sérieuse dérogation au fameux principe de la séparation des pouvoirs, qui, dit-on, constitue la base fondamentale de l’État moderne. Il est vrai que l’article 5 du Code civil spécifie qu’ « il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition réglementaire et générale sur les causes qui leur sont soumises ». C’est ce qu’on appelle la relativité de la chose jugée. Un principe de droit, admis dans un jugement concernant une espèce déterminée, ne s’applique qu’à l’espèce jugée. Le juge reste donc libre d’appliquer un principe contraire dans

une autre espèce, et il n’a pas le droit de proclamer à l’avance qu’il appliquera telle ou telle règle à telle ou telle catégorie d’affaires.

On sait qu’il n’en était pas de même sous l’ancien régime. Les Parlements, qui avaient des attributions judiciaires et des attributions administratives, rendaient en matière judiciaire comme en matière administrative « sous le bon plaisir du roi » des « arrêts de règlement » qui conservaient leur force obligatoire tant qu’un édit royal ne disposait pas autrement.

La cour de cassation elle-même, qui ne statue en principe que sur des questions de droit, n’a le pouvoir de le faire que dans les limites strictes de l’espèce qui lui est soumise. Lorsqu’un jugement ou un arrêt est cassé par elle, l’affaire est d’ailleurs renvoyée devant un tribunal qui reste libre de trancher le point de vue autrement que ne l’a fait la juridiction suprême. C’est seulement après un deuxième pourvoi suivi d’une seconde cassation, que le tribunal de renvoi est tenu de se conformer dans la sentence à ce qui a été jugé, sur le point de droit, par la cour de cassation toutes chambres réunies. Mais même en ce cas la décision n’a de valeur que dans l’espèce tranchée.

Il était indispensable de rappeler ces notions élémentaires de nos lois, pour expliquer l’importance singulière prise par la jurisprudence dans le sens moderne du mot. Les rédacteurs de notre vieux Code civil seraient singulièrement surpris de l’extension qui a du être donnée à certains textes pour construire des systèmes juridiques applicables aux situations nouvelles créées par exemple par la naissance et le développement du machinisme, des chemins de fer, de la traction automobile (responsabilité en matière d’accidents), des assurances sur la vie et de tant d’autres rapports sociaux, que le Code civil n’avait pu prévoir.

Mais tous ces systèmes juridiques n’ont pu s’édifier que lentement, parmi les incertitudes et les divergences des décisions contradictoires de tribunal à tribunal, et parfois même contradictoires dans le même tribunal suivant la manière dont il est composé.

Au milieu de ces incertitudes et de ces contradictions, le malheureux justiciable se débat, obligé de se livrer aux hommes de loi, sollicitant les influences qui, s’imagine-t-il parfois, lui permettront d’obtenir gain de cause, et faisant rechercher dans les « précédents » les raisons qui, à défaut de loi, entraîneront la décision du juge. Les jugements statuant sur des questions de droit, sont, comme les textes de lois eux-mêmes, l’objet des commentaires et des interprétations des jurisconsultes. Des milliers d’hommes déploient leur ingéniosité à découvrir, à exposer, à soutenir ce qu’a voulu dire telle cour d’appel dans un arrêt plus ou moins obscur, à démontrer que cet arrêt s’applique ou ne s’applique pas à telle ou telle autre espèce… L’on sourit encore aujourd’hui du mot échappé naguère à un président de Chambre au tribunal de la Seine : « Le tribunal n’y comprend plus rien, il va rendre son jugement. » Cette phrase, sous son absurdité naïve, souligne et le pouvoir de la jurisprudence, dans nos sociétés modernes, et l’embarras de ceux qui sont chargés d’appliquer les lois… même lorsqu’il n’y en a pas !

Pour éviter les inconvénients que nous venons de signaler brièvement, le législateur contemporain, comme autrefois le législateur du Bas-Empire romain, cherche un remède dans des lois détaillées, prévoyant tous les cas qui pourront se produire, et ne laissant aucune place à l’arbitraire des tribunaux. Depuis un demi-siècle, les lois votées par nos Parlements ont presque entièrement cessé de constituer des textes courts, édictant des principes généraux, et laissant aux tribunaux la mission de les développer et de les appliquer. Harcelés par les sollicitations ou les injonctions de groupements d’électeurs, de syndicats, d’associations de toute nature, les parle-