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JUS
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Et le problème à résoudre, la question à trancher tourmentait, des jours et des jours durant, ces justiciers en proie à l’idée fixe, que poussait en avant la ferveur d’Équité qui leur donnait assaut et que ramenait en arrière la terreur de s’abuser qui les tenaillait.

Ceux qui se flattent d’appartenir à cette informe cohue que l’opinion publique baptise bien à tort « les honnêtes gens » se plaisent à qualifier de « lâche attentat » l’action par laquelle s’affirme le justicier. C’est une erreur abominable. On peut, je ne songe pas à le contester, apprécier sévèrement cette action, la blâmer, la condamner, lui refuser toute excuse ; mais c’est outrager le sens des mots que d’appliquer à cette action le qualificatif de lâche. Pour se convaincre que celle-ci exige, au contraire, un réel, un rare courage, il suffit de tenir compte des périls que brave, de propos délibéré, le justicier dans l’accomplissement même de son geste, de faire état de cette circonstance qu’il a bien des chances d’être écharpé sur place et qu’il a la quasi certitude d’être, par la suite, arrêté, incarcéré, condamné et mis à mort. Car le justicier n’est pas homme à tenter de se dérober aux responsabilités qu’il a volontairement assumées. Il revendique fièrement celles-ci, cette revendication dût-elle entraîner pour lui la peine capitale.

A ceux qui le rappelleraient au respect de la vie humaine, quand il projette d’exécuter un tyran ou un exploiteur féroce, il peut répondre qu’il a fait le sacrifice de sa propre vie et que, par la mort du despote cruel ou du maître forcené, il se promet de sauver l’existence de tous ceux que menacent constamment l’insatiable ambition de l’un et la cupidité jamais satisfaite de l’autre.

Quand un justicier se lève et frappe un puissant ou le représentant d’un régime, dont les exactions, les débordements et les crimes ont fini par porter à son comble l’indignation justifiée de ceux qui ont au cœur l’amour de la liberté et le culte de la justice, la presse a coutume de prétendre que ce justicier n’a été que l’instrument d’un parti, d’un groupement, d’une ligue, d’une association. Le parquet ordonne que des recherches soient faites dans ce sens et la police perquisitionnant, arrêtant, questionnant toutes les personnes qu’elle soupçonne d’avoir été en relations avec « le criminel », s’évertue à ourdir un complot. Ces investigations, arrestations, interrogatoires et perquisitions sont destinées à rassurer les trembleurs, à soulever d’irritation l’opinion publique contre l’auteur et les prétendus complices de « l’odieux attentat », à renforcer la répression qui, en tout temps et sous tous les régimes, s’abat sur les subversifs, à enfoncer dans le crâne de la population qu’on terrorise par d’ « horribles détails » la conviction que la police veille et protège la sécurité des personnes ; ces mesures n’ont pas d’autre but. Car si les ignorants et les crédules — ils sont légion, hélas — ont la sottise de croire, sur la foi des racontars de la presse, que des hommes se sont constitués en une sorte de tribunal secret, qu’ils ont décidé la mort d’un grand responsable, que le sort a désigné celui qui mettra cette sentence à exécution et que, sous la menace d’être exécuté lui-même, celui-ci a frappé la victime indiquée, gouvernants, magistrats, policiers, journalistes et personnes avisées connaissent la fausseté de cette légende et l’absurdité de cette mise en scène.

Le justicier est, neuf fois sur dix, un solitaire ; j’entends par là qu’il agit de son propre chef, qu’il ne prend conseil de personne, qu’il ne s’ouvre à aucun camarade de sa résolution, qu’il fixe lui-même son heure, qu’il choisit personnellement le responsable dont il se propose de faire justice et l’arme dont il se servira pour l’abattre.

Jusqu’au moment fatal, une fois sa décision arrêtée,

il ne vit qu’avec celle-ci. Ayant le souci de ne compromettre aucun de ses compagnons de travail ou d’idée, voulant garder pour lui et pour lui seul la charge matérielle et morale de l’acte qu’il considère, à tort ou à raison, comme de justice et qu’il a résolu d’accomplir, il évite les réunions, il fuit les groupes et ceux qui le connaissent éprouvent parfois une profonde surprise lorsqu’ils sont mis au courant de ce qu’il a fait.

Si le justicier songe à ses camarades, il n’attend d’eux qu’une chose : c’est qu’ils expliquent son geste, qu’ils le commentent, qu’ils lui donnent sa véritable signification, son exacte portée.

Le justicier n’est pas un dément : il n’imagine pas que, en frappant un tyran, il va abattre la tyrannie ; qu’en immolant un exploiteur il va tuer l’exploitation. Il sait que, au despote et à l’affameur qui auront payé de leur sang les iniquités du régime ou de la classe qu’ils personnifient, succèderont un autre tyran et un autre exploiteur. Mais il espère que son action sera comprise et, malgré tout, ne sera pas tout à fait inutile.

Il se plaît à croire qu’elle fera réfléchir ceux d’en haut, mettra un frein aux abus et aux forfaits que leurs pairs ou successeurs seraient tentés de commettre et les rappellera peu ou prou à la conscience des responsabilités qu’ils assument et des risques professionnels qu’entraîne leur situation.

Il nourrit l’espoir que son geste de justicier ravivera chez ceux d’en bas la flamme de la révolte qui couve sous la cendre, stimulera leur énergie défaillante, suscitera des imitateurs et que, se multipliant, les actions de ce genre finiront par ébranler le régime social, par y déterminer des craquements avant-coureurs de la rupture d’équilibre d’où sortira un monde plus humain et plus équitable.

Je ne dis pas que les espérances du justicier sont fondées et que les suppositions qu’il fait se réaliseront. A dire vrai, il semble que, jusqu’ici, les événements n’ont point justifié ces conjectures et ces espoirs.

Mais je m’efforce loyalement de lire dans la pensée du justicier, de pénétrer le secret des mobiles qui le propulsent et des circonstances qui conditionnent son action, afin de parvenir à dégager de cet ensemble nécessairement touffu l’état d’âme de ce personnage intéressant du double point de vue : individuel et social.

La souffrance, qui paraît liée à la vie même de l’espèce humaine, tant elle est, sous mille formes, générale, est décuplée par une organisation sociale d’où est bannie toute pratique de Justice et d’Entr’aide.

L’observateur constate sans grand effort que, à la part de souffrance qu’il sied d’attribuer aux douloureuses conséquences de ce qu’on nomme la fatalité, vient s’ajouter une part beaucoup plus importante de déceptions, d’épreuves, de tristesses, de privations et de deuils, dont la Société elle-même est incontestablement la cause.

Et les individus doués d’une sensibilité et d’une clairvoyance au-dessus de la moyenne souffrent d’autant plus des douleurs de provenance sociale, qu’ils ont conscience du caractère évitable de celles-ci.

Or, le justicier appartient à cette catégorie d’individus particulièrement sensibles et compréhensifs ; il est avant toutes choses une victime de l’organisation sociale et des conditions d’existence qui lui sont imposées par le milieu dans lequel il naît, se développe et meurt. Il a souffert, il souffre et, s’aggravant de jour en jour, ne fût-ce que parce qu’elle se prolonge au contact des événements, sa souffrance s’exaspère au point qu’elle en arrive à lui être intolérable. Il faut alors qu’il y mette fin, soit en se supprimant lui-même, soit en supprimant celui qu’il estime en être la cause directe ou le principal responsable. Dans le premier cas, c’est vers le suicide que l’infortuné s’achemine ; dans le second, c’est vers la