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perte du justiciable » on peut se dire, connaissant mille autres influences perturbatrices de sa sérénité, qu’il faut au justiciable une naïveté vraiment tenace pour faire encore, après tant d’épreuves, confiance à la « justice ».

Pour libérer le justiciable, il faut abolir l’institution néfaste, rénover la conception même de la justice et lui donner une base intelligente, et de la chair, non un Code et des verges. Seuls un régime et des mœurs affranchis des corruptions de la propriété et des interventions du pouvoir, un statut et des mentalités d’hommes libres (tel le communisme libertaire) peuvent — en remontant aux causes d’une envahissante iniquité —réintroduire, dans les échanges sociaux et dans les rapports des individus, la justice vivante et logique. — P. Comont.


JUSTICIER n. m. « Celui qui a droit de justice ; celui qui est délégué pour rendre la justice. Il y avait autrefois, en France, des Seigneurs justiciers qui rendaient, sur leurs terres, la haute, la moyenne et la basse justice. » C’est en ces termes que s’expriment les divers dictionnaires et encyclopédies que j’ai consultés. Le justicier serait donc un personnage attaché à l’appareil judiciaire ; il serait un rouage spécial de cette formidable machine destinée à assurer l’observation des coutumes établies, et le respect des législations en vigueur.

Toute autre est la signification que nous donnons au mot justicier et bien différent du personnage dont il est parlé ci-dessus est celui que nous entendons désigner par ce mot.

Notre justicier ne s’inspire d’aucun texte de loi ; il n’obéit à aucune prescription légale ; il n’est l’exécuteur d’aucune sentence rendue par un magistrat ou tribunal quelconque. Il puise ses inspirations dans sa propre conscience ; il n’hésite pas à méconnaître et, le cas échéant, à violer la loi écrite ; il se substitue à la justice défaillante ; sa volonté s’affirme indépendante et au-dessus des lois et coutumes. Il estime avoir le droit, mieux : le devoir de s’ériger en arbitre et en exécuteur. Il n’agit point en serviteur, mais en homme libre.

N’est pas justicier qui que ce soit. Le justicier doit posséder un sens profond de ce qu’est la véritable Équité, sens assez puissant pour l’animer de la haine agissante de l’Iniquité et de quiconque est l’auteur ou le complice de celle-ci.

Quand, sous les yeux du justicier, se produit un de ces faits qui font surgir subitement l’indignation et la révolte des profondeurs de sa conscience, siège de son ardente passion du Juste et de sa haine de l’Injuste, le justicier intervient sans hésitation et frappe le coupable sur-le-champ. Mais, le plus souvent, cette intervention est le fruit de multiples observations et de mûres réflexions, provoquées par un concours de circonstances et de faits répétés. Dans ce cas, lent, très lent, est le travail qui s’opère dans la personne du justicier.

On incline à croire que le justicier est un impulsif cédant à un mouvement irréfléchi qui arme brusquement son bras et le précipite inconsidérément aux décisions spontanées et aux gestes immédiats. Il n’en est ainsi qu’exceptionnellement. Presque toujours la décision du justicier a des origines lointaines ; elle ne se présente, au début, que sous une forme vague, indéterminée et indécise. Pour qu’elle devienne consistante, il faut que les injustices dont il souffre ou dont il voit pâtir les autres, se multiplient, qu’il y devienne de plus en plus sensible, qu’il en soit de plus en plus révolté. Alors, l’idée du châtiment que comportent ces actes réitérés d’iniquité s’offre à son esprit de plus en

plus fréquemment ; elle fait naître peu à peu l’idée d’expiation nécessaire ; la personne sur laquelle commence à se porter ce projet d’expiation méritée et de punition indispensable se dessine avec une netteté constamment accrue ; les responsabilités de cette personne se précisent et s’aggravent de jour en jour. Enfin, après bien des incertitudes et des lenteurs, la décision se forme ; elle s’impose ; elle devient indispensable et urgente. A partir de ce moment, l’acte du justicier est irrévocablement résolu, et son exécution n’est plus qu’une question de circonstances et de dispositions pratiques.

Mais, avant que d’en arriver à ce point culminant où la volonté cesse d’être le jouet de toutes les indécisions pour se stabiliser définitivement, que de perplexités ! Que de jours tourmentés, que de nuits sans sommeil ! Que de problèmes à examiner, de cas généraux et d’espèces à étudier, de comparaisons à établir, de déterminations à opposer, de projets et de plans à fouiller et à mûrir !

Au cours de ma carrière déjà longue et passablement mouvementée, j’ai eu l’occasion de recevoir les confidences de quelques justiciers. Ils venaient à moi, tourmentés par une perplexité angoissante, dans l’impossibilité où, depuis de longues heures déjà, ils se trouvaient de décider s’ils devaient abandonner ou mener jusqu’à son terme le dessein d’accomplir l’acte de justice dont la hantise les obsédait. Ce n’était pas le courage qui leur manquait ; mais ces êtres qu’on croit généralement de cœur endurci et de conscience sans scrupules, sont, au contraire, d’une sensibilité très vive et d’une probité morale faite de minutieuses délicatesses et d’exceptionnelles propretés.

C’est l’appréhension de se tromper, même de la meilleure foi du monde, qui les incitait à frapper à ma porte qu’ils savaient accessible à tous, à m’ouvrir leur cœur et à me demander un conseil. Ce que je leur ai dit, je ne le répéterai pas ici et nul ne le saura. Les uns m’accuseraient de n’avoir pas prononcé les paroles qui eussent retenu celui-ci sur la pente fatale ; les autres me reprocheraient d’avoir empêché celui-là d’accomplir un geste méritoire exemplaire.

Peut-on jamais savoir exactement ce qui se passe dans les arcanes d’une conscience qui hésite ? Il est déjà si difficile, à certaines heures particulièrement obscures, de pénétrer le mystérieux travail dont notre propre conscience est le théâtre ; n’est-il pas tout à fait impossible de déchirer le voile, de dissiper l’obscurité, quand il s’agit de s’introduire dans celle d’autrui ?

Ce que je puis affirmer, c’est l’état de douloureuse anxiété, de torturante angoisse où ces êtres étaient plongés par l’obsession tournant à l’idée fixe, sans qu’ils parvinssent à s’y soustraire par une résolution sans appel.

« Où est la Justice ? Pensaient-ils. A qui est-il équitable de s’en prendre parmi les responsables ? Où se trouve le centre ou le sommet de ces responsabilités diverses et successives ? Quelle est l’institution qui forme le gradin le plus élevé de l’escalier hiérarchique ? Au sein de cette institution, qui ne fonctionne que par ceux qui la mettent en mouvement, quel est le plus haut responsable ? Et ce responsable lui-même, une fois discerné, connu, d’où vient-il ? Quelles sont les circonstances : naissance, éducation, conseils, entraînements, exemples qui l’ont poussé il la situation qu’il occupe et à s’y conduire comme il le fait ? Avons-nous le droit de punir, nous, anarchistes, qui ne reconnaissons ce droit à personne ? Nous est-il permis de châtier, nous qui savons que la liberté de l’individu étant étroitement enfermée dans l’étau du déterminisme, il ne reste qu’un tout petit espace appartenant au domaine de l’indiscutable responsabilité personnelle ? »