Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/596

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LEG
1204

égard que des devoirs, alors qu’elle dispose contre nous de tous les droits. A la société obéissons donc, passivement, aveuglément, comme les membres obéissent au cerveau qui les commande et les dirige ; car l’individu n’est qu’une abstraction, seules existent les collectivités ! Izoulet fera même de ces dernières des animaux à part, les hyperzoaires ; et Durkheim, remplaçant le vieux Jahveh par l’État, proclamera que seul est moral ce qui est social. Naturellement les chefs deviennent les pontifes du nouveau dieu, et, comme ceux de Jésus, ils exigent le respect des multitudes prosternées. Inutile d’ajouter que les fidèles du culte sociologique se recrutent, en général, parmi les bien-casés ou parmi ceux qui espèrent l’être ; Durkheim trônait en Sorbonne, dictateur accrédité par la république pour la nomination des professeurs de philosophie dans les facultés. Cette superstition étatiste, elle est à la base du fascisme ; et, malheureusement aussi, du bolchévisme russe, que nous défendons bien volontiers contre les critiques intéressées du capitalisme, mais dont le mépris pour la liberté des individus ne cadre point avec l’idéal d’humaine fraternité, qui est nôtre. Elle constitue le côté faible des doctrines socialistes admises par beaucoup aujourd’hui ; le législateur n’a point la toute-puissance qu’on lui prête, et c’est méconnaître la valeur des individus, de les réduire au rôle de rouages impersonnels dans une administration devenue mécanique.

Très instructives à ce sujet paraissent les institutions du vieux Pérou ; elles réalisèrent, sous des formes primitives assurément, un état social que nos capitalistes déclarent impossible et qui pourtant subsista, dans ce pays, jusqu’à l’arrivée des Espagnols. Pris en tutelle de la naissance à la mort, par un état despotique mais tutélaire, l’individu était à l’abri des accidents et du besoin, à condition d’obéir et de travailler. On ne l’accablait point, n’exigeant, même dans les mines, qu’un travail proportionnel à ses forces. Le sol, propriété de l’Inca, vivante incarnation de l’État, était divisé en trois parts, l’une pour les prêtres, l’autre pour l’Inca, la troisième, répartie chaque année en lots de même valeur, pour le peuple qui cultivait l’ensemble. Marié obligatoirement avec une parente, à l’âge de vingt ans, le jeune homme obtenait un lot qui grandissait ou diminuait avec le nombre des enfants. Défense de changer de séjour ou d’abandonner la profession héritée des parents ; on devait aider ses voisins et prendre part aux travaux d’utilité publique. Les ouvriers réquisitionnés par l’État étaient entretenus à ses frais ; les femmes tissaient des vêtements chauds pour les montagnards et d’autres plus légers pour les habitants des plaines. Crime capital, l’oisiveté n’était pas tolérée même chez les enfants ; les vieillards impotents entretenus par la collectivité, s’occupaient à de menues besognes. On n’abandonnait ni les infirmes, ni les veuves ; de grands dépôts de provisions garantissaient le peuple contre la famine ; des jours de fête bien répartis permettaient un repos suffisant. La loi de l’offre et de la demande était inconnue, il n’y avait ni impôts, ni commerce. A la base, la population était répartie en groupes de dix, surveillés par un dizainier ; cinq dizaines donnaient une cinquantaine, deux cinquantaines une centaine, puis venaient des groupes de cinq cents et mille habitants, tous dotés d’un surveillant responsable. Des districts cantonaux de dix mille âmes avaient à leur tête des parents de l’Inca ; enfin la capitale, Cuzco, était divisée en quatre sections, orientées d’après les points cardinaux, et répondant à des circonscriptions qui englobaient l’ensemble de l’empire ; les quatre vice-rois chargés de leur administration formaient le conseil de l’Inca. Tout aboutissait au gouvernement central et tout en émanait ; le Pérou n’était qu’une immense usine surveillée par des

contremaîtres ; aucune place, nulle part, pour la liberté individuelle. Le Mexique avait eu une organisation analogue, de nombreux vestiges l’attestaient ; mais l’avidité des rois, puis des nobles, lorsque le régime féodal eut succédé à la centralisation monarchique, finit par écraser les petits. Un fisc impitoyable vendait comme esclaves ceux qui ne pouvaient lui donner satisfaction ; les corvées devinrent excessives, le travail quotidien épuisant. Néanmoins une part des taxes en nature servait encore à l’entretien des vieillards et des pauvres. Ajoutons qu’au Paraguay les Jésuites imitèrent avec succès les institutions péruviennes ; mais, remplissant le rôle de l’Inca, ils en tirèrent d’énormes richesses pour leur congrégation. Une telle organisation n’est possible que chez des peuples jeunes, qui ignorent tout de la liberté ; la vie régulière, le confort qu’elle procure, ne sont point désirables, lorsqu’elles ont pour complément obligatoire une chaîne et un collier. Simples troupeaux que l’on parque et pousse à volonté, que l’on ménage parfois pour en tirer un plus grand profit, les peuples ne sont alors que des amas grégaires de bêtes domestiquées. Dépourvus d’initiative, habitués à obéir, Péruviens et Mexicains furent une proie facile pour les aventuriers venus d’Europe. Souhaitons que la Russie fasse une place suffisante à l’individualisme pour ne point subir le même sort ; et que ses guides, poussant au delà du marxisme, préparent l’avènement d’une ère de liberté. Sa législation contient des innovations heureuses ; rendons-lui justice, sans oublier que l’étape qu’elle représente, dans le devenir humain, doit nécessairement être dépassée. Comme celle de France et des autres pays, elle a d’ailleurs le tort de répondre seulement aux desiderata des dirigeants, rouges en Russie, roses en Angleterre, blancs en Italie, mais tous persuadés que le populaire leur doit obéissance. Fausse croyance, qui fonde leur empire, mais que dément la raison. Puisse un jour l’humanité devenue sage reléguer, au musée des antiquailles, l’attirail des lois immondes qui la ligotent depuis si longtemps. -L. Barbedette.

Quelques ouvrages traitant de la législation. — De la législation ou Principe des lois (abbé de Mably, 1776, un des précurseurs de la Révolution). Il voulait que la législation s’inspirât de l’égalité naturelle. Pour lui la propriété n’est point la cause de la réunion des hommes en société ; la nature les invitait à la communauté des biens, et la communauté des biens fut la condition des premières sociétés humaines. Il s’attaquait à l’avarice et à l’ambition comme étant les plus grands obstacles à l’équité et rappelait qu’ « on fait trop peu d’attention aux intérêts de cette multitude qu’on appelle la populace ». Selon lui des lois véritablement utiles s’affermiraient avec le temps, à l’encontre de celles qui consacrent le caprice ou le préjugé, « si la puissance législative ne concourait elle-même à les affaiblir par sa mauvaise conduite ». Mais la hardiesse théorique de Mably se fond, dans la pratique, en mesures timides et contradictoires, en vagues exhortations au législateur. — De la science de la législation (Filangeri, 1780) vaste ouvrage inachevé, qui traite des règles générales de la législation et des lois politiques et économiques, dans un esprit libéral et positif. Il se rencontre souvent avec Montesquieu (Voir loi : Esprit des lois). — Législation primitive, etc. (de Bonald, 1802). Le chef de l’école théologique au xixe siècle a écrit en épigraphe : « Un peuple qui a perdu ses mœurs en voulant se donner des lois écrites s’est imposé la nécessité de tout écrire, et même les mœurs ». Parmi des aperçus sur la philosophie et le droit, il essaie de fixer, en Dieu, la souveraineté générale et aboutit à accorder au clergé la prépondérance