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les non-enrichis de la guerre ont été officiellement classés parmi les « imbéciles » et les « malfaiteurs dangereux ».

A côté de cet argot de l’affairisme, il y a la troupe massive et qui le double avec des airs académiques, de tous les néologismes fabriqués par les pédant ; ignorants, ou tirés par le snobisme d’un oubli justifié. Voici quelques-uns des produits dont on doit faire usage si on veut avoir dans le monde cet air particulièrement intelligent du singe qui montrait la lanterne magique. (L’abréviation arch. (archaïque) indique les mots anciens ressuscités, et nous mettons entre parenthèses les mots français soit-disant remplacés) : Abrévier, arch, (abréger), accordance (accord), amodéer (modifier), collaborationnisme (collaboration), décisionner (décider), démentiel (dément), démissionnement (démission), directive (direction), directiver (diriger), ententer (accorder), expéditionner (expédier), expressivité (expression), informatif (informant), naïvisme (naïveté), navalisme (navigation), numérotement (numérotage), obligatoriété (obligation), obscurer et obscurifier, arch. (obscurcir), prédilectionner (préférer), productivisme (production), propagandiser (propager), réceptionner (recevoir), réceptionnement (réception), réflexionner (réfléchir), réfraction (réfractariat), renégatisme (reniement), restricité (restriction), sélecter et sélectionner (choisir), sélectionnement (sélection), urgencer et urgenter (hâter), virtuosisme (virtuosité), visionner et visualiser (regarder), vraisemblabilité (vraisemblance), etc… Que veut dire intimidabilité ? Intimidation ou timidité ?

Par ces exemples divers, où substantifs, adjectifs et verbes se trouvent indifféremment d’un côté ou de l’autre, on voit ce que peut engendrer chacun de ces monstres, pour peu que la sottise lui prête vie. Ainsi, décisionner fera un jour ou l’autre décisionneur et décisionnation (substantifs), décisionnable, décisionnel et décisionnatif (adjectifs) décisionnateur (substantif et adjectif), décisionnement, décisonnellement, décisionnablement, décisionnativement (adverbes), etc… Le mot directive, qui n’avait été adopté en français exclusivement que comme terme de technique militaire, en est arrivé à remplacer direction dans tous ses sens et à faire directiver. Attendons-nous à voir directiveur, ou directiviste, directivif, directivement, etc… Le champ est infini de ces tripatouillages de la langue par les inventions les plus baroques, du moment qu’on s’y engage. Voici d’autres exemples de la flore qu’on y rencontre.

La multiplication des sociétés fictives qui sont des entreprises d’escroqueries, a fait inventer fictivité ; le vieux mot fiction ne suffisait plus à de si nombreux besoins. De même, crédit et accréditation ne suffisent plus aux banquiers pour faire les poches des gogos : grâce aux accréditifs, ceux-ci en redemandent. Le français avait déjà trois mots : prolifération, prolification, proligération, pour indiquer l’état de ce qui est prolifique ; un géniteur, sans doute partisan des familles nombreuses, mais non eugéniste, lui a fait de plus cet avorton : prolificité ! Il y en a des centaines comme cela, aussi mal venus et aussi laids. Les journaux racontèrent un jour qu’un buste avait été inauguré en l’honneur de l’inventeur de la verdunisation. Bien après, on apprit que la verdunisation était un procédé de désinfection des eaux, mais on ignore toujours le rapport existant entre le mot et la chose. Une société « littéraire » (sic) se propose de « divulguer la belle langue provençale ». Cette langue a-t-elle des secrets qu’on ne puisse tout simplement la faire connaître ? Des amateurs de gothique ressuscitent le vieux verbe sentencier ; est-ce bien utile, sauf pour composer un monologue qui sera malodorant, récité par un Auvergnat ? Les mêmes réchauffeurs d’archaïsmes n’échangent plus des vœux de jour de l’an, ils se les réciproquent ! On parle de la registration d’un virtuose, de

sa musicalité, ou de sa musicalisation. Ce sont là des mots qui font « riche », à l’usage des cervelles pauvres, dans un compte rendu de concert ; mais le lecteur averti se demande ce qu’ils veulent dire et celui qui les emploie ne le sait peut-être pas lui-même. Il est indispensable le singe éclaire sa lanterne.

L’État, qui, à l’occasion, mobilisera de nouveau les Français pour défendre contre les « barbares » la langue de Racine et de Molière suivant la formule académique du « bourrage de cranes », tolère que des choses comme celles-ci émaillent les circulaires ministérielles, fleurissent les communiqués administratifs et s’étalent dans le Journal Officiel :

« Un hydravion a été catapulté avec succès. » L’aviation qui « catapulte » à l’occasion des populations inoffensives de femmes et d’enfants, des animaux et des récoltes, ne saurait se contenter de bombarder.

Le ministère de la guerre prépare pour la « prochaine dernière » l’artillerie tractée et chenillée. On aura aussi la cavalerie motorisée avec ses commandements : « Cavaliers, embrayez !… Cavaliers, démarrez ! »

Les postes et télégraphes ont leurs « concours de rédactorat ». Des chefs, qui seront sans doute juges de ces concours, répondent à leurs agents qu’ils ne doivent pas se plaindre de « pénibilité du travail ».

Aux travaux publics, on a la « permanisation de l’actionnariat ouvrier », le « vestibulage des tramways », ou « l’obligatoriété de la déclaration des véhicules automobiles ».

Ces horreurs démontrent non seulement l’ignorance du vocabulaire et de la grammaire chez ceux qui les perpètrent, mais aussi leur défaut de tout sens de la langue. Ce sens est tellement aboli chez les maniaques du néologisme qu’ils ne tiennent même plus compte des rapports les plus indispensables des mots avec la langue. L’inutilité de leurs inventions s’aggrave ainsi de barbarisme. On dit : articuler pour écrire un article, circulariser pour fabriquer ou envoyer des circulaires, poster ou postaliser pour mettre à la poste, spiraler pour décrire des spirales, etc… Un journal ayant demandé à ses lecteurs s’il ne conviendrait pas de créer un terme spécial pour indiquer qu’on voit et qu’on entend en même temps un film sonore, une centaine proposèrent les expressions les plus abracadabrantes et toutes différentes. C’est à peine si un ou deux laissèrent entendre que percevoir pourrait suffire, étant déjà du français et indiquant la faculté de saisir par tous les sens, soit simultanément, soit successivement.

On peut avoir un langage particulier, pour son usage personnel ou celui de quelques initiés ; cela n’a aucune importance. Mais du moment qu’on prétend se faire entendre des autres, il est indispensable que ce soit dans un langage que tous comprennent. Il est possible qu’un écrivain ait besoin de composer un mot nouveau pour donner à sa. pensée une précision dont il ne trouve pas l’expression dans les mots déjà existants ; son but sera complètement manqué auprès de ses lecteurs s’il ne leur explique pas cette précision que son néologisme apporte. Les lecteurs jugeront si le mot et ce qu’il précise méritent de passer dans la langue ; ils le mériteront s’ils répondent à une nécessité générale.

Il y a ainsi des néologismes heureux qui demeurent par la généralisation de leur emploi ; ce sont eux qui enrichissent la langue. En dehors des termes techniques dont le besoin ne peut être mis en doute devant toute découverte nouvelle, il y a ceux d’ordre psychologique, les néologismes de circonstance, qui réclament un examen beaucoup plus sévère parce qu’ils sont de source plus subjective et répondent à des nécessités plus parti culières, parfois au seul dilettantisme.

Citons quelques néologismes heureux qui méritent de passer dans la langue. Aristocratie (voir ce mot), Bellipaciste, épithète vengeresse dont R. Rolland a cinglé dernièrement les faux-bonshommes qui veulent faire la paix en préparant la guerre. Biocratie, terme