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NEO
1791

de la vie des peuples. Mais jamais dans aucune, sauf dans le langage littéraire, forme conventionnelle et souvent barbare de la langue lorsqu’il prétend s’en distinguer, il n’a été accepté et surtout conservé un mot nouveau qui ne répondait pas à un véritable besoin de la pensée collective. Le néologisme est une superfétation lorsqu’il ne fait que répéter ce qu’un autre mot dit aussi bien depuis longtemps. Il est un attentat à la langue lorsqu’il répète en disant plus mal.

De plus en plus, l’invention néologique a été justifiée par l’abondance des découvertes modernes. Il n’y a rien à dire contre les mots nouveaux qui ont un sens clair et précis, une construction conforme à la syntaxe de la langue, un son s’accordant avec son euphonie, un rythme ne brisant pas l’harmonie qu’elle entretient avec la pensée. Mais il y a à protester contre le mot dont le sens est obscur et équivoque, dont la construction est de guingois, dont le son déchire l’oreille et dont l’arythmie apporte le désordre de la pensée. Voltaire disait : « Un mot nouveau n’est pardonnable que quand il est absolument nécessaire, intelligible et sonore. » Les véritables écrivains, qui possèdent la connaissance complète de leur langue et savent en faire valoir les ressources aussi admirables qu’inépuisables par la perfection de leurs écrits, ont toujours été extrêmement prudents devant les modifications du langage, et surtout devant la néologie. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a le spectacle des divagations néologiques ; mais elles furent assez réservées tant que ne s’étala pas, sans aucune retenue, l’insolence parvenue des illettrés. Si la résistance au néologisme des puristes de la langue a été parfois d’une étroitesse ridicule, l’acceptation des gens de lettres a été trop souvent d’une faiblesse coupable. Elle en est arrivée au point qu’on peut demander au plus grand nombre des gens qui écrivent s’ils ont appris à écrire. Comment protesteraient-ils contre le flot que fait déborder un snobisme exploité par l’ignorance pédante et la fourberie sociale qu’ils contribuent plus que quiconque à entretenir ? Voltaire a remarqué qu’en France : « Les modes s’introduisent dans les expressions comme dans les coiffures. » Elles sont plus dangereuses pour la qualité de la langue que les cheveux courts pour la vertu des femmes.

L’ignorance pédante est celle qui ne connaît pas la langue, mais qui prétend la connaître. Elle ne lit pas les dictionnaires, elle méprise la grammaire. Dépourvue de vocabulaire, elle s’en fait un à sa façon. Privée de connaissances grammaticales et n’ayant aucun sens du langage, elle ne sait comment employer les mots, mais elle régente leur emploi. Comme le sourd qui crie, comme l’aveugle qui soutient que le blanc est noir, cette ignorance fait d’autant plus de bruit, elle est d’autant plus tranchante qu’elle ne s’entend pas et ne voit que du noir. Elle est actuellement à son apogée en ce qu’elle a réussi à faire de la langue le magma le plus vaseux. Ayant pour substruction la démocratie du muflisme, s’étant imposée dans tous les milieux sociaux, elle a rendu la résistance aussi vaine sur le terrain du langage que sur tous les autres territoires de la vie sociale.

Cette ignorance pédante est entretenue dans sa souveraineté, sciemment par la fourberie dirigeante, inconsciemment par le snobisme. De même que des dames qui s’appellent Louise, Jeanne, Catherine, et seraient incapables de recopier quatre lignes sans y mettre vingt fautes d’orthographe, se donnent du bel air en signant Loyse, Jane, Ketty, une foule de gens se croiraient déshonorés s’ils parlaient et écrivaient comme tout le monde. Rochefort avait constaté que pour arriver dans le monde, il fallait écorcher la langue française, et cela en anglais. C’est de plus en plus nécessaire, aujourd’hui que la livre anglaise vaut cent francs à quatre sous, dans les milieux des « bars », des « dancing », des « sports », des hippodromes, dans tous les endroits interlopes où l’élite du pouvoir se

prépare et s’entraîne aux escroqueries démocratiques. On voit partout des « Clary’ss-bar » et des « five o’clock à toute heure ». Les Anglais en sont ahuris ; seuls les Français ne le sont pas. Le simple ignorant primaire qui ne sait comment trouver ses mots et fait des barbarismes, possède tout au moins l’instinct de sa langue qu’une fausse instruction n’a pas déformée en lui ; il sait qu’il parle mal et n’insiste pas. L’ignorant pédant s’impose ; il veut que son insanité constitue la règle.

Stendhal avait observé que : « pour un homme occupé toute la journée à spéculer sur le poivre et sur les soies, un livre écrit en style simple est obscur. Il comprend davantage le style emphatique. Le néologisme l’étonne, l’amuse et fait beauté pour lui. » Rien de nouveau sous le soleil, peut-on dire. Cent ans après Stendhal, pour les spéculateurs — et on sait à quelles espèces de spéculations ils se livrent aujourd’hui — le style simple est devenu encore plus obscur, et le néologisme fleurit comme les bégonias.

Baudelaire a dit après Stendhal : « Là grammaire sera bientôt une chose aussi oubliée que la raison. » Baudelaire et Stendhal avaient, comme tous les vrais artistes, un souci de la langue dont s’amusèrent les galapiats pour qui elle n’est d’aucun intérêt si elle ne leur offre pas un moyen. de s’enrichir. On n’a pas plus besoin de la langue que de raison et de scrupules pour friponner dans les affaires et la politique, faite un ventre doré et un ministre. Un spéculateur du blé, du pétrole, du caoutchouc, se soucie bien peu de la langue lorsqu’il dicte à sa « dactylo », aussi illettrée que lui, le télégramme qui lui permettra de rafler sur les marchés les produits qu’il vendra plus cher ! Et ces politiciens, dont l’incontinence verbale se répand comme une pluie de sottise sur le troupeau électoral, en ont moins de souci encore. Au contraire. Le style simple dit trop bien ce qu’il faut dire ; il est trop franc et trop honnête pour le monde des affaires et de la politique, pour servir à la flibusterie capitaliste et à l’imposture politicienne qui mènent les peuples. En démocratie, encore plus qu’en autocratie, le bavardage sénile, qui dit tout ce qu’on ne dit pas et ne dit pas tout ce qu’on dit, est nécessaire à cette sorcellerie qui mélange et confond, sans distinction des valeurs et pour tous les profits bons ou mauvais, propres ou sales, la guerre et la paix, le capital et le travail, la propriété et la liberté ; l’argent et le talent, la religion et la raison, les lois scélérates et la justice, la publicité et l’art, la concussion et les affaires publiques, le crime et le pouvoir. Prenez les textes officiels, les documents diplomatiques ; vous y découvrirez, sous l’ignorance pédante, la duplicité, la fourberie qui se fait volontairement obscure, à double sens et à contre-sens, pour entretenir l’équivoque, et permettre la chicane à la mauvaise foi. Le traité de Versailles, par exemple, est un monument monstrueux de cette fourberie qui s’applique à ne rien définir et ne rien préciser pour laisser le champ libre aux interprétations les plus contradictoires. Ce traité été fait pour entretenir cent ans, sinon plus, de disputes oratoires, de plaidoiries tendancieuses, d’éloquence perfide entre les charlatans érigés en avocats des peuples, et surtout de haines propices à de nouvelles guerres entre ces peuples.

L’emploi est courant, définitivement admis, de ce vocabulaire amorphe, dont on ne trouve nulle part une explication saine, une justification honnête, mais qui sent le mensonge et la filouterie. Tels sont, entre mille, ces mots aussi douteux que les intentions qui les ont fait éclore : collaborationner, compartimenter, comptabiliser, contingenter, décisionner, ententer, expliciter, jonctionner, motoriser, politiser, programmer, provisionner, radicaliser, nationaliser, relativer, sédentariser, standardiser, typéfier, urgencer, etc… C’est le langage de la « technicité » sociale actuelle. Il y a d’autant plus lieu de surveiller ses poches, lorsqu’on entend, que le volé a toujours tort devant le commissaire, depuis que