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maîtres impitoyables surveillent et harcèlent, chez ceux qui se taisent pour ne point perdre la croûte quotidienne dont ils vivent, eux et leurs enfants, nous comprenons pareille attitude. Très peu ont l’énergie requise pour le martyre ; n’exigeons pas de tous les hommes qu’ils soient des héros. Mais cette neutralité pratique, elle devient le comble de l’hypocrisie chez les arrivistes qui guignent les hauts emplois ou chez le chef qui, pour se donner les allures d’arbitre impartial, fomente en sourdine des divisions chez ses administrés. Combien de savants, d’écrivains, de philosophes taisent la vérité et, par leur silence, laissent toute latitude au mensonge, escomptant avec raison que leur complaisance sera tarifée un haut prix. Quant aux politiciens, le nombre est incroyable de ceux qui, dans leurs poches, tiennent en réserve et un triangle et un chapelet ; aux franc-maçons ils sortent le triangle, aux catholiques le chapelet ; et certains sont si habiles qu’ils font miroiter les deux en même temps, l’un à gauche, l’autre à droite naturellement. Même duplicité dans la haute administration, où des fonctionnaires qui demeurent intangibles servent et trahissent tous les partis successivement. Peu importe les hommes au pouvoir, ces fines mouches grimpent sans arrêt les échelons hiérarchiques qui les séparent du sommet ; selon l’époque, ils fréquentent la loge ou la sacristie ; ils sont conservateurs aujourd’hui, radicaux demain, socialistes ou communistes en temps opportun. D’eux l’on ne peut dire qu’ils avancent toujours d’un quart d’heure ; leur unique règle c’est d’obéir au vent., si rapides, si imprévus que soient ses changements de direction. Cette neutralité, simple masque d’une veulerie insigne, un homme de cœur se doit de la mépriser.

Mais la neutralité s’impose lorsqu’on ignore tout d’une affaire, d’un problème ; jamais l’esprit critique n’est de trop. Parce qu’il oublie de réfléchir, le peuple, éternelle dupe, donne dans les panneaux que lui tendent les intrigants, soit de droite, soit de gauche. Et la grande presse se charge de lui fournir des opinions toutes faites, conformes, cela va sans dire, à l’intérêt des maîtres qu’elle sert. « Imiter, telle est la loi des cités humaines ; celle du peuple des roseaux, c’est de ployer devant l’aquilon. Et rien n’échappe à l’empire de la mode, ni les habits, ni les idées, ni la coiffure, ni les sentiments. Quel éphèbe de bonne famille porterait plumage bistre, si la vogue est au bleu ou à l’incarnat ! Quelle fille nubile s’affublerait d’une traîne digne d’un cardinal, quand les élégantes ne veulent que des jupes écourtées ! Sans rechigner, messieurs chics, dames à la page obéissent aux ukases des grands couturiers ; le pantalon à pattes d’éléphant succède à la culotte étriquée, la robe capable d’abriter un régiment au cache-sexe long de dix doigts. En matière d’ameublement comme de chiffons, d’usages mondains connue de vaisselle, l’imitation règne du haut en bas. » (Vouloir et Destin.) Le comportement de la majorité des hommes témoigne d’une complète absence de réflexion ; ils ne savent pas douter, plutôt que de rester dans l’expectative, ils adoptent l’attitude ou l’opinion de ceux qui les entourent, sans préalable examen. Pourtant aucun progrès scientifique ne serait possible, si les chercheurs sérieux ne mettaient pas en doute les croyances, même universellement admises, ou s’ils n’exigeaient point de toute affirmation qu’elle s’étaye de preuves irréfutables. C’est la neutralité qui s’impose, dans le domaine théorique, à l’égard des hypothèses que rien n’infirme ni ne vérifie ; et, dans le domaine pratique, à l’égard des affaires ou des problèmes dont les données nous échappent complètement. Le grand mérite de Descartes fut d’insister sur l’importance du doute méthodique, et sur la nécessité d’atteindre à l’évidence avant de prendre parti. « Je résolus, a-t-il écrit, « de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire d’éviter

soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. » Cette règle, qui dénie toute valeur à la foi et à l’autorité, s’est révélée féconde en conséquences que Descartes n’avait pas prévues et qui l’auraient probablement épouvanté. L’irréligion et l’anarchie s’en inspirent, non moins que la science et la philosophie digne de ce nom. Mais, parmi les causes d’erreur, Descartes oublie de signaler l’imitation, l’esprit grégaire, plaie des sociétés et des groupements autoritaires. Il oublie aussi le sentiment, auquel bien des modernes accordent, à tort, une place comme mode de connaissance. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », disait Pascal, l’un des responsables de la confusion aujourd’hui courante entre savoir et sentir. Confusion qui permet aux mystiques de légitimer leurs plus extravagantes rêveries et de parler, avec assurance, de questions dont ils ne connaissent pas le premier mot. James, Bergson, et les autres anti-intellectualistes ont, de leur côté, fait chorus contre la science, au profit du sentiment. Peine perdue, il appert clairement qu’il n’est point de vraie lumière hors du domaine de la raison, et qu’il faut écarter, en règle générale, les suggestions sentimentales, que ne confirme ni l’expérience, ni la déduction mathématique. Loin de condamner la neutralité, nous estimons donc qu’elle convient quand nous ignorons tout du problème envisagé, ou quand les arguments pour ou contre sont également incapables d’engendrer une conviction solidement raisonnée. Même si la pleine lumière est possible, elle reste légitime quand la question ne présente pour nous aucun intérêt. Il m’indiffère que le vainqueur de la Marne soit Joffre ou Galliéni, ces deux galonnés m’inspirant une aversion identique ; et je n’éprouve nul besoin de prendre parti soit pour Foch, soit pour Clémenceau, l’un et l’autre méritant des malédictions pareilles. Récits de guerre, biographies des souverains, généalogies princières, etc., disparaîtraient de l’histoire sans que je proteste, bien au contraire ; c’est la tradition écrite qui confère un prestige, si dangereux pour la paix du monde, aux chefs d’État et aux militaires. Dans les luttes que se livrent les requins du commerce ou de l’industrie, les rois de la banque, pourquoi le pauvre interviendrait-il, lui qui, dans tous les cas, sera sacrifié par le vainqueur. Même remarque concernant les campagnes politiques, toujours fructueuses pour les meneurs, jamais ou presque pour le populaire. Le pouvoir reste aussi tyrannique, aussi opposé au libre développement de l’individu, qu’il soit aux mains des bolchevistes ou des fascistes, des bien-pensants ou des francs-maçons. De la farce électorale, le vulgaire électeur s’avère toujours le dindon, qu’il vote blanc, bleu ou rouge ; seule diffère la couleur de la sauce, à laquelle députés et sénateurs le mangeront. Néanmoins, j’admets des degrés dans la nocivité des gouvernements, comme aussi dans celle des religions ; ce qui peut nous décider à intervenir, en pratique, dans quelques cas bien étudiés. Plus les États ou les Églises sont solidement hiérarchisés, plus ils se réclament du principe d’autorité, plus il convient de mener contre eux une lutte sans douceur. La bienveillance relative, que j’ai témoignée à certains spiritualistes, n’eut jamais d’autre but, je l’avoue, que d’affaiblir les grandes confessions religieuses qui se partagent l’empire des esprits. Mais la neutralité s’impose lorsqu’il s’agit de combats qui laisseront intactes les forces de nos adversaires.

Le scepticisme, qui enlève tout espoir de certitude, peut aussi conduire à la neutralité. Montaigne estime que le doute est la seule sagesse possible ; c’est un « mol oreiller pour une tête bien faite ». Renan semble croire parfois que tout comprendre, tout goûter,