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sans mépriser aucun système philosophique, sans en adopter aucun non plus, voilà l’idéal du sage et le plus noble emploi que l’on puisse faire de l’existence. Son dilettantisme trouva des partisans nombreux, à la fin du xixe siècle, parmi les intellectuels. Certains ouvrages, d’ailleurs très remarquables, de notre bon Han Ryner exhalent aussi un délicat parfum de souriante ironie et de doute philosophique. Volontiers nous reconnaissons qu’il faut un esprit fort pénétrant et de longues recherches pour atteindre à cette attitude, qui est l’une des formes essentielles de la sagesse ; et les trois noms cités suffisent à démontrer que les sceptiques de ce genre auront des génies de premier ordre pour compagnons. Mais l’on m’accordera que ce doute transcendant ne convient qu’à des esprits très clairsemés ; sans un peu d’enthousiasme pour la vérité, les chercheurs n’auraient pas le courage de poursuivre des travaux fatigants. L’œuvre d’un Renan, d’un Han Ryner témoigne, d’ailleurs, à mon avis, qu’ils sont bien moins sceptiques que certains le supposent ; car, en bonne logique, c’est à une totale inertie que l’incertitude complète aboutirait. Au doute universel, à l’aveu d’impuissance qui fut la conclusion suprême de la pensée grecque, le lent et sûr effort des savants modernes oppose l’existence de connaissances positives sur lesquelles tous les esprits peuvent s’accorder, Réduites encore à quelques points, ces connaissances deviennent chaque jour plus nombreuses, Dans le domaine pratique, le rythme de l’évolution humaine s’en trouve accru d’une façon inouïe. Dans l’ordre spéculatif, une représentation commune du monde se dégage lentement, qui n’est plus celle d’un temps, ni d’un peuple, ni d’un individu, mais celle de l’humanité entière, consciente de son milieu. Sans doute les tenants des formes anciennes de la pensée ont proclamé, avec Brunetière, que la science avait fait faillite, sans doute des déceptions ont succédé aux espoirs trop grandioses du début et le pragmatisme américain a même prétendu que le savoir positif n’était qu’une réussite dans le domaine pratique. Du creuset de la critique, la science, néanmoins, ne sortit pas amoindrie ; elle a seulement pris conscience d’elle-même, de sa valeur et. de son sens profond. Le plus grand reproche qu’on puisse lui adresser, c’est. de n’avoir pas rendu les individus meilleurs, c’est d’avoir été souvent, dans la dernière guerre par exemple, une source de malheurs pour l’humanité. Reproche, d’ordre moral, absolument légitime, et qui restera vrai aussi longtemps qu’une troupe d’exploiteurs sera maîtresse du globe. Reproche qui vaut toutefois plus contre la sottise humaine que contre la science, puisque les méfaits de cette dernière résultent, en définitive, du servilisme populaire. Ainsi nous prisons fort cette neutralité transcendante, qui permet à de grands esprits de planer au-dessus des doctrines, des chapelles et des partis, mais nous croyons qu’elle ne saurait convenir aux intelligences avides de vérité. À ces dernières ce n’est pas le scepticisme que nous conseillerons, c’est l’impartialité, qui s’avère, elle aussi, une forme supérieure de la neutralité. Rester prêt toujours à abandonner ou à modifier les idées que nous aurons reconnues fausses, en totalité ou en partie, voilà une attitude mentale dont il convient de ne se départir jamais. Nos théories les mieux fondées, n’ont qu’une valeur transitoire et relative ; n’hésitons pas à les rejeter, quand elles sont contredites par l’expérience ou le calcul. La réalité s’avère trop complexe, trop fuyante pour qu’on la définisse et la catalogue sans appel ; c’est en vain qu’on veut la condenser en formules intangibles. Résultats d’une ignorance présomptueuse, les dogmes, qu’ils soient laïcs ou religieux, s’opposent aux recherches libres et impartiales ; ce ne sont pas des régulateurs, comme on l’a prétendu, mais des tyrans. Le catéchisme des Églises n’est qu’un moyen de domination temporelle, sous le couvert du dogmatisme spirituel ; le caté-

chisme laïc n’est. qu’un moyen d’instaurer le culte de l’État et d’affermir son omnipotence. En son genre, Durkheim fut un pape comme celui de Rome ; et sa morale ouvertement prônée dans les établissements universitaires, vise à façonner des esprit serfs. Point de dogmes intangibles, point. d’idées préconçues, un seul désir, celui de voir clair, une seule crainte, celle de se tromper, voilà qui résume la neutralité que le savant observe dans la recherche de la vérité. Quant à la prétendue neutralité de l’État, nous n’y croyons point, qu’il s’agisse d’éducation, de justice, de finance ou de tout autre domaine livré à des fonctionnaires. La raison d’être de l’État moderne, ce n’est pas de maintenir égaux les droits des individus, c’est uniquement de perpétuer la domination d’un groupe de privilégiés. Tout homme de bonne foi le reconnaîtra, s’il étudie la situation présente sans parti pris. Dès lors, la neutralité de l’État s’avère logiquement impossible : les hommes juchés au pouvoir doivent servir les intérêts des mandants qui leur livrèrent les leviers de l’action administrative, sous peine de tomber rapidement. L’histoire confirme absolument ce que nous disons. — L. Barbedette.


NEUTRALITÉ (scolaire). Par la volonté des hommes au pouvoir, l’École est un instrument de conservation du régime. Au moment où nous écrivons ces lignes, l’école italienne magnifie le fascisme, l’école russe s’efforce de coopérer à l’instauration d’un régime communiste et notre école française est soi-disant neutre, mais cependant républicaine et laïque.

Que faut-il entendre par neutralité scolaire ?

Jules Ferry disait : « Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait, de bonne foi, refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire. » Le grand maître de l’Université ayant frappé Thalamas, coupable de ne pas avoir cru au dogme de la mission divine de la Pucelle, disait au Parlement : « Le Professeur ne doit pas tout apprendre ! »

Ainsi conçue, la neutralité consiste dans le choix des matières à enseigner plutôt que dans l’esprit. qui préside à l’enseignement.

La bourgeoisie républicaine qui a instauré en France le régime de l’école neutre et laïque — la laïcité n’est d’ailleurs que la neutralité religieuse — a voulu que la grosse majorité, sinon la totalité, des enfants puisse fréquenter les écoles officielles et, pour cela, qu’on donne en ces écoles un enseignement conforme aux opinions de la majorité des pères de famille. Elle a conçu la neutralité religieuse, ou laïcité, comme l’enseignement d’une morale commune, indépendante des religions. Cette neutralité religieuse, cet enseignement qui voulait laisser de côté tout ce qui divise, ne pouvait donner satisfaction aux croyants passionnés. « Qui n’est pas avec moi est contre moi », lit-on dans l’Évangile et les textes pontificaux qui proclament que la morale est subordonnée à la religion, en concluent que l’école neutre « est contraire aux premiers principes de l’éducation ». Elle ne pouvait satisfaire non plus les libre-penseurs et les athées qui dirent : « enseigner, c’est remplacer l’ignorance et l’erreur par la connaissance » et qui, naturellement, ne peuvent concevoir que certaines idées, certains faits d’observation ou d’expérience demeurent tabous.

Ainsi donc, à propos de la laïcité, forme religieuse de la neutralité, nous constatons l’impossibilité de donner satisfaction à tous. Dans une publication récente, nous lisons : De même que l’État républicain « enseigne une morale commune, indépendante des religions, il doit enseigner un civisme commun, et celui-ci ne peut avoir pour base que les principes mêmes du régime (c’est nous qui soulignons) ». On ne raisonne pas autrement en Russie où l’on enseigne la lutte de classe, qu’en