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OUV
1896

n’avait pas encore osé étrangler cette liberté en correctionnelle au moyen des « lois scélérates », empêcher ses manifestations sur la voie publique par des arrestations préventives de « manifestants présumés », et des journalistes républicains, qui n’étaient pas encore devenus des valets du fascisme, la défendaient avec l’indépendance de leur plume. Le véritable esprit de l’Internationale animait alors le prolétariat.

Mais, en 1914, l’ouvriérisme le plus maléfique l’emporta. Toute la pensée et toute l’action qui auraient pu faire alors de l’Internationale une réalité vivante et triomphante contre le crime social, furent entraînées dans le flot de sang et de boue de la guerre. En vingt-quatre heures, par son adhésion à « la mobilisation qui n’était pas la guerre », l’ouvriérisme anéantit tous les espoirs formés si péniblement depuis quarante-cinq ans. L’Internationale prolétarienne s’assassina elle-même, oubliant qu’elle n’avait pas de patries à défendre mais une Internationale capitaliste à renverser. Pendant quatre ans, les prolétaires, au lieu de s’unir contre l’ennemi commun, s’entr’égorgèrent sur tous les continents. Pendant quatre ans, Français et Allemands se poursuivirent dans les cinq parties du monde, sur terre, sur mer et dans les airs, alors qu’à leur commune frontière, en bombardant le bassin minier de Briey que leurs gouvernements leur faisaient épargner, ils auraient fait cesser la guerre au bout de six mois, de l’aveu même de ceux qui les faisaient se battre !…

Les sinistres pourvoyeurs et profiteurs d’une guerre qui, pour eux, finit trop tôt, n’avaient-ils pas trouvé les meilleurs recruteurs de chair à canon parmi les farouches contempteurs des « intellectuels » ?… Ah ! ils étaient loin d’être des « intellectuels » ceux qui arborèrent un chapeau neuf, le 1er août 1914, pour aller prendre les ordres du gouvernement puis venir dire aux prolétaires : « Allez à la frontière où nous vous rejoindrons demain !… » Ceux qu’ils rejoignirent le lendemain, ce furent les académiciens qui disaient de leur côté, avec des mouvements de menton : « Allez, enfants de la Patrie !… » Ce fut à Bordeaux qu’ils allèrent tous, dans les tranchées du « Chapon Fin », pour aider gouvernants et patrons à avoir la peau des prolétaires « patriotisés », des nouveaux « Soldats de l’an II », des éternelles dupes livrées au sacrifice par les mauvais bergers du prolétariat quand ceux de la bourgeoisie n’y suffisent plus… Paix à ceux qui ont reconnu leur faute, qui, après, ont su au moins se taire et reprendre leur place dans les véritables rangs prolétariens. Mais il y a les autres qui continuent et qui plastronnent, encouragés par le désarroi de leurs victimes désemparées, dont la rage insensée ne sait s’exercer que contre elles-mêmes, comme pour achever l’œuvre infernale de la guerre. Ceux-là — dont la besogne a été encore plus ignoble que celle des bourgeois, car les bourgeois avaient, eux, un intérêt dans la guerre et ne se trahissaient pas eux-mêmes en y envoyant les prolétaires — ceux-là poursuivent, depuis qu’est intervenue ce qu’on appelle « la paix », la besogne anti-prolétarienne au sein même du prolétariat par leur « collaborationnisme » dressé contre la Révolution.

Ah ! on est loin, aujourd’hui, de cet ouvriérisme grossier, brutal, gueulard, affectant la vulgarité sinon la crapule, et considérant comme du bourgeoisisme l’usage du savon et de la brosse à dents ! Le nouveau est pire, car si le premier était ignorant, le second est exploiteur. Il s’est installé dans la curée de la guerre où il a retrouvé, établis ministres, les anciens « intellectuels-traîtres » qu’il avait vomis. A leur exemple, il s’est laissé rogner les griffes et rosir les ongles par la manucure de l’institut de beauté. Il a remplacé par des dents en or les chicots qui empuantissaient sa bouche. Il figure en smoking dans les galas officiels, avec son ancienne compagne devenue « madame » et qui a appris à se décolleter en vieillissant. Il boit le cham-

pagne avec de vétustes préfets qui ont fait massacrer les travailleurs dans tous les Fourmies de la République. Il dîne avec les augures de la Société des Nations et il soupe avec les rastaquouères tatoués de Deauville et de Nice. Il méprise plus que jamais les vrais « intellectuels » qui sont des hommes de pensée, de travail, de désintéressement, et sont parfois réduits à ouvrir la portière de son auto sur le boulevard mais il flirte et il combine avec les fripons de la « confrérie des puissants » ; il est aussi illettré et il apprend à être aussi mufle qu’eux. Lui aussi demeure comme eux « un être puant sorti du pet d’un âne ». (Voir Muflisme).

Il avait fait « l’union sacrée » avec le Capital, l’Église, le Gouvernement, avec toutes les forces de réaction sociale ; il avait prodigué lui-même le « bourrage de crâne » ; il avait dénoncé furieusement les « défaitistes » ; tout cela, avait-il dit, pour avoir le droit, la guerre finie, de « parler au nom du prolétariat », quand le sang de millions des siens aurait rougi le sol des patries. Il n’a parlé et il ne parle qu’au nom d’une nouvelle classe qui sacrifie, dans la paix comme dans la guerre, le véritable prolétariat. Celui-ci n’a échappé à la mitraille que pour rentrer dans la géhenne du salariat. Non seulement on ne dit rien pour lui, mais on travaille contre lui. S’il proteste, on lui rit au nez ; s’il insiste, on le cogne. Sur les charniers où pourrissent ses pauvres dupes, a poussé cette fleur de l’ouvriérisme « collaborationniste » : un Quatrième État engraissé dans la guerre, richement appointé à Genève et ailleurs, représenté dans les Conseils d’Administration des entreprises capitalistes et qui, peu à peu, prend place à côté de l’aristocratie républicaine sans avoir besoin de faire son 1789.

Ce quatrième État est la nouvelle classe moyenne qui succède à celle des petits industriels, des petits commerçants, des petits patrons, des petits rentiers, prolétarisés par les grandes usines, les grands magasins, les fabrications mécaniques interchangeables qui ont tué les métiers, et l’inflation monétaire qui a mis le franc à quatre sous. C’est la classe des fonctionnaires de tous ordres, des ouvriers spécialisés, de tous ceux à qui leur travail rapporte de hauts salaires dans des professions privilégiées. Pour cette classe, non seulement il ne s’agit plus de faire la Révolution, mais ceux qui parlent encore de cette chose archaïque, ou seulement d’action directe, sont des énergumènes et des bandits. Il n’est plus question d’exproprier les capitalistes, d’abolir le salariat, de jeter bas la société bourgeoise et tous ses organismes dévorateurs, d’établir l’Internationale Ouvrière pour en faire « le genre humain » ! Il s’agit de se faire la meilleure place possible, à côté de la bourgeoisie, contre le véritable prolétariat plus nombreux et plus misérable que jamais.

Car ce Quatrième État favorisé ne se compose guère que du quinze pour cent des travailleurs. Il y a, en dehors de lui, rejeté par son « collaborationnisme », livré à toutes les incertitudes et à toutes les misères, le quatre-vingt-cinq pour cent de manœuvres, d’hommes de peine, de femmes de ménage, de garçons et de filles de ferme, de trimardeurs, de clochards, d’épaves de tous genres réduites à des professions indéfinies trop souvent voisines du vagabondage, de la prostitution et de la friponnerie qui n’est pas honorable et protégée ne s’exerçant que dans une sphère miteuse. Tout ce prolétariat inférieur qu’accablent les travaux meurtriers, la dureté patronale, les sous-salaires, le chômage, les accidents, la maladie, n’a aucune possibilité de se stabiliser dans une situation permettant d’avoir un foyer, une compagne, des enfants, une vie familiale reposante, des plaisirs sains et la perspective rassurante d’une vieillesse à l’abri du besoin. Pour ce prolétariat sacrifié, l’ouvriérisme « collaborationniste », arrondi dans sa bedaine et installé dans le muflisme, ne fait rien. Il ne connaît plus cette solidarité « favo-