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OUV
1897

rable aux petits, aux faibles, aux déshérités, puisqu’elle leur assure la préoccupation et la collaboration des autres, mais défavorable aux forts, aux sages, aux avancés, puisqu’elle exige d’eux qu’ils se mettent au service des autres. » (Fulliquet : Précis de dogmatique). Cet ouvriérisme est aujourd’hui parmi les « forts », les « sages », les « avancés », parmi les mufles. Aussi, faut-il voir avec quel mépris il regarde les pauvres « espèces inférieures », de quelle façon sa valetaille plumitive traite ces « étranges individus… pauvres hères à mine patibulaire de clochards… bicots dépenaillés et sordides… asiatiques de race incertaine qu’on rencontre sur les quais, le regard mauvais, et que recrutent les grands patrons des ports comme briseurs de grèves… déchets lamentables de pauvre humanité… etc. » Ne sont-elles pas significatives ces appréciations d’un ouvriérisme parvenu le plus souvent grâce aux filouteries politiciennes ou dans des fonctions de chiens de garde du patronat, et qui se permet de suspecter les intentions des « intellectuels » à l’égard des prolétaires ?…

Redisons-le, c’est nécessaire : ce ne sont pas des « intellectuels » qui travaillent dans les usines de guerre et les distilleries, transportent canons, munitions et alcools sur terre, sur mer et dans les airs, fournissent l’inépuisable armée des « jaunes » briseurs de grèves qui ne viennent pas d’Asie, des mouchards de chantiers, d’ateliers et de bureaux, des concierges, des garde-chasse, des garde-chiourme, des chaouchs, des gabelous, des policiers, des gendarmes, des engagés et rengagés « civilisateurs » des peuples coloniaux, des exploiteurs des nourrissons et des pupilles de l’Assistance Publique, des mastroquets, des patrons et des pourvoyeurs des maisons de tolérance, etc… M. Philibert et Mme  Tellier sont rarement des bacheliers, bien que leurs amis politiciens leur fassent volontiers donner les palmes académiques ou la Légion d’honneur ainsi qu’aux tenanciers des grands lupanars où s’ébattent « l’élite du rebut et le rebut de l’élite » (M.-G. Michel).

L’ouvriérisme, définitivement lié aujourd’hui aux politiciens par le pacte de sang, a fait de l’Internationale trois ou quatre tronçons qui ont chacun ses papes, ses cardinaux, ses évêques, ses curés, ses sacristains, ses enfants de chœur et ses ouailles sur le dos desquelles toute cette hiérarchie parasitaire se dispute et s’excommunie. Par le syndicat qui « devait se suffire à lui-même », être l’alpha et l’oméga de l’activité ouvrière et réaliser, par conséquent, pour le prolétariat, tout ce que celui-ci devait refuser à l’État corrupteur des consciences et producteur de traîtres, l’ouvriérisme devait tout résoudre, tout créer : il n’a rien su mettre debout. Il n’a su faire, dans les syndicats, qu’une politique boutiquière, mesquinement réduite à des questions corporatives locales, le plus souvent en contradiction avec la politique des syndicats voisins. Entravant le recrutement, divisant les travailleurs en partis hostiles, fermant ouvertement ou sournoisement l’organisation ouvrière au plus grand nombre des prolétaires, cette politique en est arrivée, par des scissions, des exclusives, des interdits dignes de conciles ecclésiastiques, à faire des travailleurs des frères ennemis divisés en vingt chapelles, plus occupés à s’entredéchirer qu’à mener la lutte contre le patronat, et s’appuyant, en dernière analyse, sur le patronat pour faire échec à leurs adversaires ouvriers. Lisez l’histoire du travail à travers les siècles, celle des luttes ouvrières en tous les temps ; sous des aspects différents, déterminés par des conditions économiques et sociales différentes, ce sont toujours les mêmes divisions, les mêmes querelles, les mêmes haines fratricides dues à l’ignorance et à l’inconscience du prolétariat qui ont entravé son émancipation. Trompé par ses mauvais bergers, saoulé du vin frelaté d’une blagologie qui le livre à des abstractions et l’empêche d’acquérir une notion exacte des choses, il est aussi désarmé aujourd’hui devant ses maîtres que l’es-

clave antique, le serf du moyen âge, le vilain d’avant 1789. C’est toujours dans ses rangs que ses dominateurs recrutent les sergents du guet qui le rossent, les soldats qui le canardent, et il marche aussi dévotement, aussi bénévolement pour les guerres du Droit et de la Civilisation qu’il marchait au moyen âge pour les Croisades, lorsque ses maîtres, le voyant trop encombrant et trop remuant, décident de pratiquer dans ses rangs les « saignées régénératrices ».

L’ouvriérisme, qui ne voulait rien faire que par lui-même, n’a su mettre debout ni les maisons du peuple où les travailleurs auraient été chez eux, libérés de la tutelle de municipalités plus ou moins hostiles, ni les organisations qu’elles auraient comportées pour réaliser les vues éducatrices de l’Internationale : ateliers d’apprentissage, salles d’études, laboratoires, consultations d’hygiène, de puériculture, de prophylaxie des maladies sociales, bibliothèques, salles de conférences, d’expositions, de concerts, théâtres, terrains de jeux, etc. où ces travailleurs auraient pu s’instruire et se distraire par eux-mêmes et par des collaborations dévouées, librement offertes et choisies sans que des tractations politiciennes en vinssent souiller les moyens et le but. Ces collaborations, la classe ouvrière les aurait trouvées parmi ces « intellectuels » qui disent avec Kropotkine : « Si nous avons pu nous instruire et développer nos facultés, si nous avons accès aux jouissances intellectuelles, si nous vivons dans des conditions matérielles pas trop mauvaises, c’est parce que nous avons profité, par le hasard de notre naissance, de l’exploitation à laquelle sont sujets les travailleurs : lutter pour leur émancipation, c’est pour nous un devoir, une dette sacrée que nous devons payer. » Ceux-là qui, depuis Socrate jusqu’à Romain Rolland, ont apporté au monde la vraie science et ont été sa véritable conscience, ont toujours tout donné et n’ont jamais rien demandé. Nous affirmons au prolétariat qu’ils sont nombreux et ne demandent qu’à venir à lui pour échapper à la sottise bourgeoise.

L’ouvriérisme répondra pour expliquer sa carence : « Où vouliez-vous qu’on prît l’argent pour réaliser tout ce que vous dites ? » Nous ne voudrions pas répliquer en citant le nombre de milliards dont les travailleurs ont, depuis cinquante ans, enrichi leurs empoisonneurs, et particulièrement le « mastroquet » démoralisateur, bien qu’il soit d’après certain ministre « le rempart de la dignité nationale » !… Mais, pourtant !… que n’aurait-on pas pu faire avec tous ces milliards, avec seulement la moitié de ces milliards, si l’ouvriérisme avait guidé les travailleurs, comme il le prétendait, dans les véritables voies de leur émancipation ? Mais allez dire cela aux flagorneurs de la vanité ouvrière aussi sotte que les autres vanités ; allez le dire aux arsouilles qui pérorent dans le « salon du pauvre » et lui montrent la société future dans l’arc-en-ciel des apéritifs ; allez le dire aux politiciens syndicalistes tout aussi intéressés que les patrons à tenir les travailleurs dans l’abrutissement, et qui devraient commencer par s’instruire eux-mêmes pour ne pas voir crever dans l’aventure la baudruche de leur prestige démagogique !

Non seulement l’ouvriérisme n’a pas appris au prolétariat à lire lucidement, sainement, non seulement il ne le détourne pas des spectacles et des distractions qui faussent sa sentimentalité, endurcissent sa sensibilité, vicient la raison, et de l’abus des sports que le patronat encourage si volontiers parce qu’ils « empêchent de penser ! » mais il ne sait même pas lui apprendre à profiter des maigres avantages que le droit bourgeois met à sa disposition avec les lois sociales. Car on veut bien ne pas toujours tirer sur la bête sans lui permettre de souffler un peu ; mais c’est la bête qui refuse de souffler en raison du fameux principe : « Tout ou rien ! » Et le prolétariat qui reste illettré