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OUV
1899

est évident que nul n’est mieux qualifié que l’ouvrier lui-même pour apprécier les misères de la corporation à laquelle il appartient, et prendre en main ses intérêts. Cependant, lorsqu’il s’agit, non plus de revendications de détail, mais de mouvements sociaux considérables par leur étendue, force est bien d’acquérir, en même temps que des idées générales, une compétence sociologique qui, même élémentaire, ne va pas sans quelques études, et dépasse de beaucoup le cadre corporatif. C’est un nouvel apprentissage. Or, du point de vue de la vie économique, qu’est-ce donc qu’un intellectuel ? C’est tout homme dont la profession comporte d’enseigner, d’administrer, d’inventer, de diriger, ou encore de mettre en valeur des talents personnels, exigeant des connaissances techniques qui dépassent le niveau des études primaires, dans une branche quelconque de l’activité humaine.

Un manuel qui, grâce à son initiative et à sa persévérance, ne se contente plus d’exercer son métier, mais s’occupe d’un secrétariat, publie des articles dans la presse, et fait des conférences de propagande, est un travailleur faisant fonction d’intellectuel. Et si, comme cela a lieu très souvent, il abandonne l’usine, le champ, ou l’atelier, pour se consacrer uniquement à cette fonction, il n’est plus, en fait, un ouvrier, mais un publiciste professionnel, doublé d’un technicien. Rien ne le distingue plus, dès lors, de l’intellectuel ayant fait des études secondaires, si ce n’est une différence dans la nature du savoir. Alors que ce dernier possède un solide bagage de connaissances encyclopédiques, dont l’acquisition nécessita de dix à quinze années exclusivement consacrées à l’étude, l’homme venu de la classe ouvrière ne possède, de telles connaissances, que des rudiments. Par contre, il est bénéficiaire, sur les choses de son milieu d’origine, d’une expérience que l’on n’acquiert que fort peu dans les collèges. La différence de culture existant entre ces deux catégories de travailleurs intellectuels est comparable à celle qui existe, dans l’armée, entre les officiers sortis des grandes écoles, et les officiers sortis du rang. Et, dans le monde de l’action sociale, comme dans celui du militarisme, ceci n’est point sans susciter des rivalités et des compétitions. Les uns et les autres sont, d’ailleurs, aux prises avec les mêmes tentations, et sujets aux mêmes faiblesses.

Les intellectuels sortis des écoles auraient tort de mépriser ceux qui ont acquis par eux-mêmes une petite instruction, tout en gagnant leur pain, car ceci exige des qualités rares de courage et de ténacité. Par contre, ces derniers auraient tort de considérer les premiers comme des inutiles et des gens d’esprit bourgeois, dont il faut se défier tout particulièrement.

Les grands initiateurs du mouvement révolutionnaire actuel, à commencer par Michel Bakounine, Élisée Reclus et Pierre Kropotkine, ne furent point des ouvriers défendant leurs intérêts de classe, mais des hommes de grand savoir, issus de familles aisées ou aristocratiques, et qui firent aux opprimés l’offrande de leur dévouement. Nous savons qu’à côté de ces individualités d’élite parurent des ambitieux sans scrupules. Cependant on aurait tort de croire que les milieux les plus instruits détinrent le monopole de l’arrivisme et de la trahison. Le souci prédominant de l’intérêt personnel, et les passions mauvaises, sont de toutes les classes de la société. Et la liste est longue des agitateurs, de pure origine prolétarienne, qui abusèrent de la confiance de leurs camarades, pour se faire à leurs dépens des profits malhonnêtes, ou qui finirent dans les rangs des briseurs de grève, obscurément. Les préjugés qui s’attachent à la blouse ne sont pas moins graves que ceux qui s’attachent à la redingote. Habituons-nous à estimer les hommes d’après leur conduite éprouvée, plus que d’après l’apparence extérieure que leur con-

fère le métier dont ils tirent leur subsistance. — Jean Marestan.

L’OUVRIÉRISME (et les individualistes). Les individualistes anarchistes n’ont jamais ou guère pactisé avec ce qu’on appelle l’ouvriérisme. Leur attitude a des raisons qu’il convient d’expliquer. Une seule question préoccupe les individualistes — et c’est elle qu’ils se posent chaque fois qu’ils se trouvent en présence d’une activité d’ensemble — c’est de déterminer s’il vise à grégariser ou à individualiser — qu’on nous passe ces barbarismes — ceux sur qui son influence s’exerce. Les boniments de la façade laissent froids les individualistes qui savent fort bien que réduction des heures de travail et augmentation des salaires font partie intégrante de la parade. A quoi bon gagner vingt francs de l’heure si les objets de consommation haussent en proportion ? A quoi bon travailler deux heures de moins si c’est pour persévérer dans la même routine mentale ?

Tactique « capitaliste » et tactique « prolétarienne » se ressemblent, hélas ! comme deux frères — ennemis surtout en apparence, disent-ils ; — l’une et l’autre tendant à faire des instruments dociles et maniables de ceux qui se trouvent sous leur coupe. Dans l’usine et dans le « parti » règne une même consigne : désindividualiser le travailleur.

Le patron apprécie l’ouvrier dans la mesure où sa volonté s’absorbe tout entière dans l’intérêt de son entreprise.

Les individualistes prétendent qu’il en est de même dans le mouvement ouvriériste et qu’un fonctionnaire syndical ne sympathise pas davantage que le premier contremaître venu avec le syndiqué grincheux ou simplement original. A l’usine comme au syndicat, à l’ « atelier » comme dans le « parti », le but poursuivi est la discipline et la militarisation du travailleur, sa mise en cadres. Là comme ici, il s’agit de faire de l’unité humaine un rouage, un simple rouage anonyme, sans existence distincte, perdu dans la complexité des engrenages, sans vie autre que celle de l’agrégat — fabrique ou organisation — dont il fait partie. On nous saura gré de ne pas nous appesantir sur la cuisine intérieure du mouvement ouvriériste. La critique est trop facile. Des groupements plus fonctionnels que professionnels ; des électeurs, des délégués, des parlements, des ordres du jour, un souci constant de ménager les extrêmes et de ne point trop heurter, en même temps, la mentalité moyenne de la masse des adhérents ; la soumission des minorités et des individualités récalcitrantes aux décisions des majorités ; des scissions, des querelles intestines, voilà le bilan de l’ouvriérisme. Il ne diffère pas de celui de n’importe quel parti politique ou religieux. Quant « aux revendications ouvrières », pas une qui n’ait été obtenue sans l’intervention législative. Pas une qui n’ait rivé un peu plus fortement la chaîne qui lie le travail à la politique, l’unité productrice humaine au troupeau producteur,

N’éprouvant aucune sympathie pour le socialisme réformiste ou parlementaire, il était inévitable que les individualistes aient plus particulièrement examiné l’œuvre des syndicats, peu importe la nuance qui les distingue. Ils ont été bien forcés d’y constater : 1° qu’aucune part n’y était faite à une conception supérieure ou morale du travail ; 2° que ceux qui y adhèrent ne sont nullement préparés, pour la plupart, à vivre une conception économique dont la matérialisation exigerait des agents très conscients et très éclairés ; 3° que le fonctionnarisme et l’administration y jouent un grand rôle, un rôle inévitable, malgré toutes les sauvegardes, un rôle peut-être indispensable, mais qui dégénère, en certains pays, en une véritable tyrannie.

Qu’on en juge ! Le syndicalisme se pose pour but la suppression du patronat et l’avènement d’une société,