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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/557

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OUV
1900

plus ou moins collectiviste ou communiste, laquelle ne peut s’établir sans le renversement de l’État ou des institutions gouvernementales, sans une éducation préalable des futurs producteurs collectivistes ou communistes ! Comment s’y préparent les syndicats ? En appelant à eux, pêle-mêle, toutes sortes d’ouvriers — même ceux qui, dans les arsenaux, fabriquent des engins dont le gouvernement se servirait pour mettre à la raison les syndicalistes qui oseraient provoquer une insurrection — même ceux qui concourent à la fabrication ou à la confection, dans des conditions déplorables, des utilités destinées aux prolétaires eux-mêmes, souliers à semelle de carton, vêtements qu’un jour de pluie gâte sans retour, meubles sans solidité, parfois même articles d’alimentation avariés, etc., etc…, — même ceux qui, d’une façon ou d’une autre, concourent à la construction des bâtiments où se perpétue la spéculation (les bourses), où l’on enferme quiconque se dresse contre l’état de choses économique actuel (les prisons), où l’on prépare la répression des protestataires (les casernes) — même ceux qui produisent des objets absolument superflus et dont la production suffit à attester l’existence de privilégiés et de parasites manifestement autoritaires.

Que « l’ouvriérisme » complète moralement le capitalisme, qu’il désindividualise et solidarise aveuglément le travailleur, la preuve tangible nous en est fournie par l’attitude du mouvement ouvrier à l’égard de la production individuelle.

Il faut un minimum de réflexion, en effet, pour s’apercevoir que le travail en collectivité, en communauté — tel qu’il s’accomplit aujourd’hui — est antagonique à la formation et au développement de l’initiative et de l’originalité personnelles, partant du caractère. Le mode de production est fonction de la façon dont est distribuée la force motrice. Une modification dans cette distribution ou, si cette modification est impossible, la recherche d’une force motrice nouvelle ou encore d’engins nouveaux, permettrait — en rendant individuelle la production — d’aviver chez le producteur la sensibilité créatrice ; cela sans faire aucun tort aux revendications ouvrières proprement dites, même celles de la diminution des heures de travail et de l’augmentation du salaire.

Or, nous ne croyons pas que le mouvement ouvrier se soit jamais préoccupé de ce problème. Ses techniciens — et il n’en manque pas dans ses rangs — ne se sont point attelés à la découverte ou à la recherche d’énergies ou de moteurs destinés à rendre le producteur autonome indépendant de la collectivité productrice. Au contraire.

On ne peut le nier, le résultat du mode actuel de production est l’existence d’un type de travailleur dénué ou à peu près de toute originalité productrice, accomplissant sa besogne sans goût ni plaisir, comme un rite fastidieux ; une sorte de producteur-cliché, répandu sur toute la surface du globe, presque à autant d’exemplaires qu’il est d’ouvriers, d’un automatisme semblable à celui dont il a la surveillance.

Le mouvement ouvriériste avait le choix entre deux tendances, visant à faire du travailleur : la première, un artiste ; la seconde, un manœuvre.

Un artiste — et non plus seulement un artisan — c’est-à-dire un original, un créateur ; un façonneur peut-être, mais un façonneur considérant l’objet sorti de ses mains, la matière transformée par son effort, comme son œuvre ; voulant y graver son empreinte, y imprimer son cachet personnel ; soucieux de ne point se laisser distancer ou effacer par autrui ; mettant donc au service de son produit toutes les ressources de ses facultés d’imagination et d’exécution.

Ou un manœuvre, c’est-à-dire un mécanisme vivant, remonté, réglé, tendu, habile, souple, observateur même, chez lequel l’esprit d’adaptation ou la paresse

d’imagination ont détruit ou remplacé le désir ou le besoin de se manifester personnellement dans l’objet sorti de ses mains.

Par sa propagande, par sa méthode éducative, par son action, le mouvement ouvriériste s’est placé au second point de vue. Ce ne sont pas des individus autonomes qu’il a tenté de faire de ceux qu’il attirait à lui, mais des « organisés », des suiveurs. Ce ne sont pas des artistes, des créateurs qu’il s’est efforcé de faire des travailleurs qu’il enrôlait dans ses rangs, mais des manœuvres, des traditionalistes. C’est ce qui explique pourquoi les individualistes se trouvent en désaccord si complet avec le mouvement ouvriériste. Qu’il s’agisse de la conception de la vie, de la façon d’envisager la production, de la propagande même, ils ne considèrent pas les choses sous le même angle.

Les syndicats se comprennent en tant que pis aller, en tant qu’organes de résistance et d’améliorations ouvrières, luttant pour obtenir un accroissement de bien-être dans les conditions de vie de certaines catégories de travailleurs (parfois au détriment d’autres). Les syndicats peuvent assurer le fonctionnement de bureaux de placement bien organisés, de caisses de chômage et de secours mutuels puissantes, tout cela exclusivement à l’usage des ouvriers. Il peut leur devenir possible de discuter et de traiter de puissance à puissance avec le patron, etc…

Les individualistes ne déconseillent à qui ce soit d’adhérer à un syndicat. Pas plus qu’ils ne découragent personne de faire partie d’une association tendant à augmenter son bien-être. Ils rappellent uniquement que ce ne sont que pis-aller ou palliatifs transitoires, à la gestion desquels ils ne prendront aucune part. L’avènement du régime syndicaliste ne les intéresse pas plus que le triomphe de l’ouvriérisme ou la victoire du prolétariat organisé.

Ce qui intéresse davantage certains individualistes préoccupés spécialement par les réalisations économiques, ce sont les tentatives individuelles accomplies pour se soustraire à l’emprise du patronat, par exemple les essais en association tentés pour vivre d’une existence relativement indépendante. Chaque fois qu’il se rencontrera des personnalités sérieuses pour mener à bien des entreprises économiques où l’absence d’influences extérieures, le goût du travail, le souci de la qualité de la production s’uniront avec une vie saine, libre, abondante, heureuse, ils trouveront chez les individualistes des éléments pour les soutenir.

L’individualiste fera donc, le cas échéant, partie d’un syndicat où moyennant le paiement régulier d’une cotisation, il trouvera soit des facilités de placement, soit l’occasion d’obtenir relèvement de son salaire ou diminution de la durée de ses heures de travail. Comme il peut faire partie d’une société de secours mutuels, il fera partie d’un syndicat parce que maçon, serrurier, ajusteur, ferblantier, vidangeur et non parce qu’individualiste anarchiste. Syndiqué, le cas échéant, il ne sera pas syndicaliste.

On peut être syndiqué, coopérateur, mutualiste et demeurer soi : un « en dehors », un « à côté » : on peut apporter sa cotisation à toutes sortes d’associations artistiques, littéraires, scientifiques, sexuelles, récréatives — pour les avantages qu’on peut en retirer individuellement — cela sans sacrifier rien de sa personnalité pensante et agissante. Pas plus qu’être un « en dehors » ne veut dire se tenir systématiquement à l’écart de la foule. Être un « en dehors », c’est en pleine masse, à l’atelier, au bureau, en prison, au village ou au désert avoir conscience qu’on est soi — un « à part » que les habitudes de penser ou les façons d’être des troupeaux humains n’influencent ni ne dévient.

Ce qui importe pour les individualistes, ce n’est pas l’ouvrier, c’est l’individu qui, soit qu’il reste isolé,