Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 4.1.djvu/194

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
PRO
2160

à la portée de leur auditoire, en leur parlant un langage hermétique et en accablant leur mémoire de termes scientifiques et de formules indigestes dont il n’avait que faire.

Avant toute chose, le professeur doit s’efforcer de rendre la science compréhensible, attrayante même. Point n’est besoin pour cela de « saboter » son enseignement. L’art et la science peuvent s’enseigner au peuple, mais certain doigté est nécessaire pour cela. Il y a la manière, que n’ont ni les pédagogues ni les cuistres. — Gérard de Lacaze-Duthiers.


PROGRÈS (et individualité). I. Nulle notion ne nous semble plus familière que celle qu’exprime le mot Progrès. Pourtant, il n’en est guère qui soit plus confuse, plus trompeuse et dont on fasse plus dangereux abus. C’est au désir de progrès que nous attribuons légitimement la plupart des facilités d’existence dont bénéficient les hommes de notre temps, par comparaison avec ceux de jadis. Mais c’est aussi sous prétexte de servir le progrès que l’on prétend perpétuer entre les hommes une inégalité qui serait, dit-on, aiguillon de leur activité, ou bien que l’on revendique le droit d’user de la force pour soumettre, déposséder, civiliser – assure-t-on – les peuples arriérés.

De quelque parti politique qu’il se réclame, nul n’osait, il y a peu d’années, abjurer le culte du Progrès. Toutefois, un revirement se produit aujourd’hui. Sous la leçon des événements dont nous venons d’être témoins, notre optimisme a été ébranlé.

Avant d’aborder la question du progrès, il semble indispensable de définir rigoureusement ce que nous devons entendre par ce mot ambigu.

Le mot progrès évoque d’abord la continuation d’un mouvement en conformité avec une direction suivie précédemment, mouvement ayant sa source dans une impulsion volontaire ; il implique par surcroît l’acheminement vers un état meilleur ou plus désiré. Si l’on parle du progrès d’un objet ou d’un phénomène, c’est qu’on lui attribue un dessein ; on imagine une force dans ce qui se meut. S’il est question du progrès d’une maladie, c’est que l’on se place au point de vue de l’agent qui cause cette maladie et que l’on enregistre le déploiement et le succès de son activité. Notre point de départ est donc une appréciation subjective. La connaissance que nous acquerrons du concept qui fait l’objet de notre examen ne s’épurera de cette tare, ne s’objectivera, si elle en est susceptible, que quand nous l’aurons confrontée avec les réalités.

Constatons-nous dans le monde de la matière inorganique quelque transformation qui réponde à notre définition élémentaire du progrès ? Évidemment non.

Dans son état présent, la science nous enseigne que le monde où nous vivons tend vers un état de moindre activité, que, si on le considère comme un système isolé, l’énergie qu’il renferme, de quantité invariable, se nivelle ou, comme on dit, se dégrade.

Pourtant, tout phénomène naturel ne se réduit pas à une consommation d’énergie immédiate et sans frein. Déjà, dans le domaine matériel, on constate des rehaussements ou, comme on dit, des réhabilitations d’énergie. L’eau qui est descendue des hauteurs à la mer revient à la montagne sous forme de nuages après s’être incorporée le calorique déversé par les rayons solaires. Mais ce cycle indéfiniment parcouru ne nous offre pas l’image d’un progrès ; il s’accompagne de dépense d’énergie n’aboutissant qu’à l’érosion du sol.

Tout change d’aspect avec l’apparition de la vie sur la terre. La plante emmagasine de la chaleur que sa combustion vive ou lente restituera, mais elle le fait en empruntant à l’atmosphère un déchet de révolution antérieure, une cendre fluide dont elle récupère le charbon. Les animaux herbivores, les carnivores qui en font

leur proie captent à leur tour l’énergie des végétaux qu’ils consomment, énergie qui, en général, se fût perdue, car les possibilités de végétation et de reproduction des plantes sont limitées par la place disponible, ils la transforment en mouvements plus apparents.

Avec la vie, nous voyons donc apparaître des changements traduisant une tendance à réagir contre la dégradation et l’uniformisation, à maintenir et à édifier. Cette tendance est irrésistible. Des germes de matière vivante, dès qu’ils rencontrent des conditions favorables, tendent à envahir le monde.

Cette tendance spontanée, persistante, à capter, retenir et incorporer à la matière l’énergie vouée à la déperdition, ouvre dans le monde la voie au progrès. Elle oppose la création à l’anéantissement. Toute destruction non compensée est négation du progrès ; affirmation, au contraire, tout ce qui contribue à intensifier la vie.

Cependant, si la vie en elle-même est un principe de progrès, la succession des espèces vivantes est-elle la manifestation d’un progrès de la vie ? Évolution et progrès concourent-ils au même but, malgré des discordances accidentelles ?

Lorsque, visitant la galerie de paléontologie au Muséum, nous voyons des organismes, qui nous paraissent d’une extrême simplicité, se diversifier peu à peu, acquérir de nouveaux organes, se ranger en séries dont la structure, les facultés, le mode de vie se rapprochent, dans certains embranchements, des attributs caractéristiques de l’espèce humaine, s’efforcent à l’équivalence dans les autres, il nous semble impossible de nous refuser à la constatation d’un progrès général. Mais à quel critère nous référer pour confirmer cette première impression ?

Un ancien doyen de la faculté des sciences a examiné ce qu’il fallait penser d’un classement hiérarchique des espèces fondé sur leur adaptation au milieu, en choisissant, par exemple, le cas des vertébrés. Les poissons sont apparus les premiers ; ils devraient être les plus inférieurs : mais en quoi ? Dans leur milieu, ils sont supérieurs à tous ceux qui sont apparus après eux.

Pourquoi, d’ailleurs, les espèces seraient-elles en progrès les unes sur les autres ? On est enclin à admettre aujourd’hui qu’elles se différencient par l’effet de forces internes, mises en action sous l’influence du milieu, mais dont la résultante n’est pas en relation obligée avec les variations de ce milieu. L’être transformé va-t-il être mieux ou plus mal adapté ? Disons plutôt qu’il est dérouté en prenant le terme dans son sens étymologique. Comme ses ascendants, l’être nouveau conserve sa tendance à la vie. Si les circonstances mettent à sa portée une ambiance au sein de laquelle il ne soit pas trop défavorisé, l’abritant de ses ennemis, il vivra. Un animal qui naît aveugle pourra, sans être infériorisé, poursuivre son existence dans une caverne ou sous terre. Le cas est fréquent.

« La sélection, loin de conserver le meilleur, supprime simplement le pire. » (E. Rabaud).

Nous pouvons admettre qu’au lieu de nous attendre à rencontrer dans la nature le Progrès considéré comme un absolu, nous devrons nous tenir pour satisfaits d’y constater des progrès relatifs, simples ralentissements à la dégradation générale de toutes les sources d’énergie. Et si nous voulons classer les espèces vivantes, puis les structures sociales, il faudra mettre en tête celles qui contribuent le plus efficacement à ménager les forces naturelles, à faire prospérer la vie.

Cependant nous allons voir se manifester dans le monde vivant une qualité apparue tardivement et lentement développée : l’individualisation, qui deviendra chez l’homme le plus puissant instrument de domination sur la nature.