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II. Autant que la notion de progrès, celle d’individualité a donné lieu à bien des malentendus.

« L’individualisme est l’affirmation de ce qu’on est, par opposition à ce que l’on n’est pas, du moi par rapport au non-moi. Voilà le cœur de l’idée. C’est la tendance vers ce qui distingue les êtres les uns des autres, l’opposition à ce qui les confond ou les combine dans une action solidaire. » Opposition à l’esprit grégaire, à la solidarité imposée, au conformisme servile. Comme toute notion, celle d’individualité repose sur la perception de ressemblances et de différences. L’individualité ne se comprend que dans le groupe, dans la société. Tandis que l’égoïsme ramène tout à un terme unique, le moi posé comme absolu, elle exprime un rapport, une relation ; et ce point de vue seul peut se justifier, car rien de ce qui a vie ne peut être conçu indépendamment du milieu vital, pour l’homme milieu social avant tout.

Suivre pas à pas le développement de l’individualité au cours de l’évolution sortirait de notre cadre. Nous nous bornerons à en mentionner les étapes les plus essentielles.

Aux échelons inférieurs du monde vivant, si l’espèce dure, c’est parce que la destruction aveugle de l’immense majorité de ses membres est simplement compensée par la prolifération. Le hasard seul préside au choix des survivants qu’aucune particularité ne signale. Dans la masse, ni les similitudes, ni les différences toujours minimes, résultant des circonstances occasionnelles ou d’un retard de développement, ne peuvent être perçues, car elles ne donnent lieu à aucun rapport spécial entre ceux qui en sont affectés. Chacun vit pour soi.

Plus tard, un fait nouveau se produit, les rejetons gardent le contact de leurs procréateurs, auprès desquels ils trouvent appui pendant la période la plus périlleuse de leur existence. Leur survie est sujette à moins d’aléas. Durant la période de vie commune, les relations sont celles d’hôte à parasite ; et il se trouve que les procédés par lesquels réagit le premier ne sont pas des réactions hostiles, mais acceptées, recherchées même, et concourent à la protection, à l’alimentation du second. Cette réaction, aussi nécessaire au bien-être du parent qu’elle est avantageuse au descendant, se consolide sous forme d’instinct. Dans l’ensemble, il y a progression de l’individualité dans le monde animal, à en juger par la multitude et la diversité des actes.

Devant l’animal adulte s’ouvrent trois voies différentes. Ou bien il rompt tous les liens de sujétion et poursuit dans l’isolement la satisfaction de ses tendances particulières, que la dureté de la lutte limite promptement au seul souci de la conservation ; ou bien, incorporé à la masse de ses semblables, modelé sur eux, il bénéficie, comme compensation à l’inhibition de ses possibilités de variation, d’une entraide rudimentaire. Ou enfin, recherchant alternativement les avantages des deux situations, il partage son existence en périodes d’isolement et périodes de rapprochement, lorsqu’il s’agit de pourvoir à des besoins périodiques communs à l’espèce, tels que les migrations.

Pour les espèces, le fait de s’engager dans l’une ou l’autre de ces voies n’est nullement arbitraire, il dérive du mode de nutrition. Ceux qui poursuivent une proie mobile, s’ils sont assez puissamment armés pour arriver à leurs fins sans le secours d’auxiliaires, tels les grands fauves, tendront à vivre dans l’isolement dès l’âge adulte ; chez eux, la distinction des fonctions, l’individuation, dont elle est la condition, seront étroitement limitées. L’isolement, supprimant les relations, abolit le sentiment de l’individualité.

Chez les végétariens vivant de matières inertes, l’agglomération promiscuitaire des êtres de tout âge n’a aucune raison de se dissoudre. Au contraire, moins

habitués à la lutte, puisque leur subsistance n’en est pas le prix, ils ne pourront opposer à l’ennemi que leur masse. L’effectif de la horde dépendra de l’abondance des subsistances. Cependant, dans le troupeau on pourra voir un rudiment d’organisation, des fonctions spécialisées, signaleurs, combattants, simple ébauche d’individuation.

Les carnassiers médiocrement armés forment la troisième catégorie. Ils peuvent vivre dans l’isolement, mais, dans des circonstances pressantes, s’unir pour la chasse, varier et combiner leurs efforts et, de ce fait, prendre conscience de leur personnalité. C’est d’ailleurs dans cette catégorie que l’homme a trouvé le plus indispensable et le mieux doué de ses compagnons : le chien, sans lequel la domestication du bétail eût été sans doute impossible ou, tout au moins, peu avantageuse, car il eût fallu presque autant de gardiens que d’animaux captifs.

Dans toute l’animalité, le niveau de l’individualité ne saurait s’élever très haut. Isolés ou groupés, sauf au temps de la procréation, l’égoïsme est le trait dominant de la mentalité des animaux ; la satisfaction des besoins que son espèce a de tout temps ressentis absorbe toute l’énergie nerveuse de chacun de ses représentants. Loin de tendre vers le mieux, l’instinct spécifique se satisfait de l’équilibre.

Pour qu’il y ait progrès continu, il faut qu’il y ait déséquilibre permanent. En principe c’est une tare. Mais cette tare, qui ne se rencontre que dans le genre humain, l’homme a pu la faire tourner à son profit, en faire le ressort de progrès dont nous n’apercevons pas encore le terme.

L’individualisme, qui est la conséquence de ce déséquilibre, est, dans le genre humain, un caractère si indéniable qu’il a résisté à toutes les tentatives faites pour le stabiliser ou même pour restreindre l’innombrable variété de ses manifestations. Quel qu’ait pu être le désir de ceux qui ont détenu la puissance, conquérants ou gouvernants, jamais des formes de culture, des modes de comportement réservés à des collectivités privilégiées érigées en caste n’ont pu s’établir d’une façon durable. L’homme a toujours cherché, non seulement à sauvegarder son individualité, mais à la majorer.

Quelle est l’origine de cette variabilité dans le comportement qu’on ne rencontre chez nulle autre espèce animale ? Devant, à ce qu’il semble, compliquer les conditions de la vie et la rendre plus précaire, comment se fait-il qu’elle ait été le plus sûr agent du progrès, c’est-à-dire qu’elle ait acheminé l’humanité vers une vie plus large et plus intense ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner maintenant.


III. On attribue aujourd’hui, ainsi que nous l’avons dit, la différenciation des espèces à des mutations brusques qui font apparaître des êtres nouveaux que nous sommes tentés de qualifier de monstres, si nous les comparons à l’ancien type.

Sous l’influence de circonstances locales, certaines fractions de l’espèce peuvent évoluer d’une façon différente. Une même souche peut donner naissance, vers la même époque, à des branches dissemblables bien qu’apparentées.

C’est ce qui semble s’être produit dans le genre humain.

M. Guyénot, au cours d’une séance de la Semaine internationale de synthèse, en 1929, écrivait : « L’homme ne paraît pas le produit d’une seule mutation, mais d’une série de mutations indépendantes, ayant porté sur le crâne, le cerveau, la mâchoire, les dents, etc… Une mutation sur le crâne peut ne pas avoir été accompagnée d’une mutation sur la mâchoire, ce qui permet de comprendre la coexistence, chez l’homme de Piltdown, d’un crâne humain et d’une mâchoire simienne.