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ART
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teur, comme celui d’un chœur de siècles, chantant, célébrant, exaltant la mission et les droits des Arts ; naturellement, cette libre armée d’artistes fut, elle aussi, persécutée par les puissants, excommuniée par l’Église, incomprise et méconnue par les incompétents, raillée par la populace, ignorée par la précaire gloire contemporaine. Il était fatal qu’il en fût ainsi.

Donc, né en liberté et pour la Liberté, pour pouvoir remonter jusqu’à ses origines et accomplir sur la terre sa naturelle tâche primordiale d’élévation et de libération humaines, l’Art, comme tout autre idéal d’harmonie et de beauté, a besoin d’un régime dans lequel le privilège de quelques individus n’ait plus la possibilité de s’affirmer, et d’où la corruption et le favoritisme déguisés en « mécénatisme » spéculateur mis au service de la « Raison d’État » et de l’ « Infaillibilité Divine », soient bannis à jamais !

Ce régime de pleine liberté de pensée et d’application de n’importe quelle noble connaissance tendant à la réalisation de toute conception, soit matérielle soit intellectuelle, ce Régime, c’est l’Anarchie.

Et nous, anarchistes épris d’Art et de Beauté, de Vérité et de Lumière, nous qui luttons pour que tout ce qui constitue le patrimoine social soit restitué à la communauté de ceux qui ont contribué, contribuent et contribueront à son édification, nous ne nous contenterons pas de conquérir et d’établir définitivement l’égalité et la liberté dans le domaine du travail manuel et dans le cadre de la vie économique ; avec la même ardeur, nous travaillerons à assurer l’exercice de la même égalité et de la même liberté dans le domaine du travail intellectuel et de la vie spirituelle. Car, en dépit des diversités qui les distinguent, tous les efforts ainsi que tous les progrès sont solidaires : la libération du travail manuel n’aurait aucune chance de survivre sans la clairvoyante et fraternelle contribution du travail intellectuel, de même que celui-ci ne pourra conquérir et conserver sa pleine liberté d’expression que dans un régime de complète autonomie ouvrière.

Ce qui, en définitive, veut dire : liberté totale, absolue dans toutes les manifestations humaines, exprimées par n’importe quelle catégorie d’individus ou de groupements, étant donné que la société anarchiste placera tous les individus et tous les groupements au même niveau de droits et de devoirs, laissant à chacun le choix de ses aptitudes, requérant de chacun selon ses capacités, assurant à chacun la satisfaction de ses besoins naturels et l’honorant selon ses mérites.

Virgilio Gozzoli.

ART. Quelques camarades ont des préventions contre l’art et les artistes. Peut-être confondent-ils l’art avec son contraire. Peut-être prennent-ils les singes pour des hommes et, au lieu du noble visage, ils injurient les pauvres grimaces commerciales ou officielles. Si tu crois que les écrivains se trouvent à l’Académie et les beaux livres chez les éditeurs à réclame, tu as raison de mépriser ce que tu as tort d’appeler livres et écrivains. Si tu crois que les peintres, les sculpteurs, les musiciens se rencontrent à l’Institut, tu as raison de mépriser ces prostitués, mais tu as tort de les appeler des artistes.

L’art véritable obéit à des disciplines intérieures, souples et inexprimables comme la grâce changeante de la vie. Pour leur obéir et parce qu’il leur obéit, il s’affranchit et m’affranchit des chaînes extérieures.

L’art est, comme la vie, équilibre et mouvement, unité et richesse, proportion des parties, vérité et harmonie du détail.

La beauté semble uniquement donner du plaisir. Elle est plus généreuse. Je me sens charmé seulement et bercé ; je suis pénétré de vérité, de justice et de justesse, d’humanité douce et fière.

Ne me donne pas à choisir entre le bel ouvrage qui semble affirmer le mensonge réactionnaire et l’ouvrage manqué qui balbutie la vérité révolutionnaire. Mon choix te scandaliserait et le tien, peut-être, me désolerait.

La beauté est la grande révolutionnaire.

Bossuet veut me soumettre aux disciplines de l’Église. Le noble mouvement de ses rythmes me libère ; la vérité profonde et multiple du détail m’empêche d’entendre le mensonge de la surface et du parti-pris. Bossuet, malgré son dessein, me délivre de l’Église plus subtilement que Voltaire.

Les gauches négociations de M. Homais me sont douloureuses et asservisseuses presque autant que les asinaires affirmations de l’abbé Bournisien. Dans la vie, je les fuis également. Mais qu’un rayon d’art les touche ; Flaubert me rend risibles et libérateurs les deux imbéciles qui se font si joliment pendant.

Mais Bossuet n’est pas l’artiste complet, puisqu’il veut autre chose que la beauté et la vérité et puisqu’il réussit le contraire de ce qu’il veut. Quand l’harmonie se fait entre les profondeurs et la surface, entre le rythme et la pensée, entre le geste et la parole, quand l’artiste sait ce qu’il est et consent à ce qu’il est : il devient la plus efficace, la plus admirable — et la plus persécutée — des forces de libération.

Aimons deux fois ceux qu’on entoure de huées ou de haine silencieuse pour les punir de chanter la vérité d’une voix juste.

Je distingue parfois deux sortes d’art. L’art intrinsèque est la beauté qui ne cherche point à se manifester ou qui se manifeste sans le secours d’une technique. On l’appelle plus souvent sagesse ou éthique (voir ces deux mots). Il a pour ennemies et pour parodies les morales (voir ce mot).

L’esthétique étudie les arts intrinsèques, ceux qui créent une œuvre en dehors de son créateur, les beautés qui se manifestent par des moyens techniques. On distingue l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la poésie. Quelques-uns ajoutent le cinéma. Au vrai, tout art est poésie. L’œuvre n’est que l’extériorisation du poème intérieur ; les pierres, les formes, les couleurs, les notes, les mots, les rythmes : autant de moyens de le rendre communicable.

Le poème est amour ; son expression est beauté.

Le faux artiste croit son éthique et son esthétique indépendantes l’une de l’autre. Sa vie et ce qu’il appelle son œuvre ne se connaissent pas, à moins que son travail cherche uniquement à entretenir sa vie et à enrichir ses propriétés. Chez le véritable artiste, éthique et esthétique sont les branches jumelles parties d’un même tronc. Ma vie et mon œuvre sont deux expressions de ma façon de sentir, ou elles sont échos, mensonges, néants.

Il y a nécessairement un sage dans un véritable artiste. Mais le sage peut n’être pas artiste au dehors, n’avoir pas les moyens de faire chanter pour d’autres oreilles son harmonie intense.

Les façons de sentir sont diverses, divers les moyens d’expression. Rien de plus différent que les artistes, puisque on est artiste dans la mesure où on parvient à s’exprimer soi-même. Pourtant tous les créateurs ont un goût et un besoin communs : la solitude. Non pas perpétuelle ni farouche, mais subordonnée à leur vouloir. Une solitude qui alterne avec les rencontres fraternelles comme alternent le sommeil et la veille. Quand il a observé, l’artiste emporte sa proie, son observation dans son désert. Là, seulement, il peut lui donner une forme bien sienne et adéquate, mariage d’une matière et d’un tempérament. Tableau, statue ou livre, il nous apporte son présent.

Tout empreint du parfum des chastes solitudes.

Alfred de Vigny.