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Malgré d’autres confiscations, les biens d’Église n’en atteignirent pas moins une valeur de plus de quatre milliards, en France, en 1789. (Voir dans la « Grande Encyclopédie », l’article important de L. Pasquier sur les biens du clergé et nationaux). Si on compare à ces richesses de l’Église l’état où étaient tenus ses serfs, bêtes humaines qui n’avaient à manger que de l’herbe et dont la misère stupéfiait les étrangers, on voit ce que valait sa charité. Fénelon, lui-même, en disait ceci : « Tout se réduit à fermer les yeux et à ouvrir la main, pour prendre toujours. » Aujourd’hui, si on considère le sort de ceux qui sont encore réduits à vivre de la charité de l’Église, on voit qu’elle est toujours aussi qualifiée pour enseigner le désintéressement que pour prêcher la bonté. On pourrait, par exemple, demander aux Chinois ce qu’ils pensent de cette charité. Après avoir montré les ruines accumulées chez eux par les guerriers internationaux au service d’un Favier et de ses compères, ils pourraient conduire leurs visiteurs dans ces filatures de Shang-Haï où les Européens charitables font travailler des enfants de cinq ans, jour et nuit, pendant douze heures consécutives. (L’Œuvre, 18 juin 1925). Plus que jamais, les pharisiens ferment les yeux et ouvrent la main pour prendre toujours.

Voilà par quelles sottises, par quelles aberrations et par quels crimes se manifeste la « bonté » conventionnelle, officielle, d’une humanité qui prétend être supérieure à l’animalité et qui a divinisé ses turpitudes.

La vraie bonté est dans la nature et elle est propre à tous les êtres qui ne s’inspirent que de la nature. « La nature n’est pas belle dans toutes ses manifestations ; ses intentions sont toujours bonnes » (Gœthe). Lorsqu’elle agit, lorsqu’elle se manifeste socialement, la bonté n’a qu’un nom où elle est tout entière ; elle s’appelle la solidarité. La solidarité est le grand acte de foi de tous les êtres dans la vie. Elle les rend moralement égaux. Elle ignore l’hypocrisie de la hiérarchie vertueuse et de la charité. Elle ne traite pas avec Dieu, ou avec toute autre puissance, à la façon des usuriers et elle ne dit pas, avec la joie d’avoir donné un œuf pour recevoir un bœuf : « Qui donne aux hommes prête à Dieu. » Elle respecte la dignité de chacun. Elle a d’autant plus d’égards pour celui qui a besoin d’elle qu’il est plus malheureux. Avec elle, l’obligé est celui qui donne, car elle lui fournit l’occasion d’exercer la bonté de son cœur autrement que par des bavardages. Cette solidarité s’exerce d’autant plus noblement qu’elle vient d’individus qui n’en font aucun tapage et la pratiquent tout naturellement. C’est celle des animaux et des hommes primitifs. Quand l’homme est devenu « civilisé », il s’est mis à étaler d’autant plus bruyamment ses vertus qu’il les perdait davantage. Les animaux n’ont jamais eu besoin de l’enseignement des prêtres pour pratiquer cette bonté raisonnée et du cœur dont ils donnent de si multiples exemples, et pour fournir les modèles d’une haute sociabilité qui ne ménage pas son assistance aux éclopés, aux infirmes, et qui va jusqu’au pardon des offenses. Les Européens ont constaté chez tous les peuples primitifs qu’ils ont plus ou moins exterminés ces qualités que Kolben a observées chez les Hottentots : « Leur parole est sacrée. Ils ne connaissent rien de la corruption et des artifices trompeurs de l’Europe. Ils vivent dans une grande tranquillité et ne sont que rarement en guerre avec leurs voisins. Ils sont toute bonté et bonne volonté les uns envers les autres. » Chez tous les primitifs, le premier principe de la vie sociale est le « chacun pour tous ». Les Esquimaux vivent en communisme. Dall a rapporté que chez eux, « quand un homme est devenu riche, il convoque tous les gens de son clan à une grande fête, et, après que tous ont bien mangé, il leur distribue toute sa fortune. » Le missionnaire russe Veniaminoff, qui a vécu longtemps chez les Aléoutes,

a vanté l’élévation de leur moralité. Durant un siècle entier, un seul meurtre y avait été commis dans une population de 60 000 habitants, et, parmi 18 000 Aléoutes, aucune violation de droit commun n’avait été relatée depuis quarante ans. Bock a dit des Dayaks : « Le brigandage et le vol sont tout à fait inconnus parmi eux. Je les ai trouvés généralement honnêtes, bons et réservés… et même beaucoup plus qu’aucune autre nation que je connaisse. » Les témoignages de ce genre abondent sur les peuples primitifs, malgré la constatation du Dr Rinck, que « l’homme blanc, qu’il soit missionnaire ou commerçant, a l’opinion dogmatique bien arrêtée que le plus vulgaire Européen est supérieur à l’indigène le plus distingué. » Cette opinion de l’homme blanc généralise devant certaines mœurs indigènes, comme l’infanticide ou l’abandon des vieillards pratiqués lorsqu’il y a pénurie de nourriture pour la collectivité, qui choquent les sentiments des Européens ; mais, comme dit Kropotkine, « si ces mêmes Européens avaient à dire à un sauvage que des gens, extrêmement aimables, aimant tendrement leurs enfants, si impressionnables qu’ils pleurent lorsqu’ils voient une infortune simulée sur la scène, vivent en Europe à quelques pas de taudis où des enfants meurent littéralement de faim, le sauvage à son tour ne les comprendrait pas. » (Voir l’ « Entraide parmi les sauvages » ). Le sauvage ne comprendrait pas davantage si on lui disait que dans les villes qui regorgent de produits et où l’on fait un gaspillage insensé de richesses, des vieillards errent sans abri et meurent dans les rues de « misère physiologique », suivant l’euphémisme inventé par l’hypocrisie sociale pour ne pas dire qu’ils meurent de faim. Les peuples primitifs chez qui on a constaté le moins de bonté sont ceux qui avaient une religion et qui obéissaient à de prétendus représentants d’une divinité. Les religions ont, les premières, légalisé le meurtre individuel et collectif ; elles en ont fait un droit par les sacrifices sanglants qu’elles exigeaient sous prétexte d’apaiser la colère des dieux. Elles ont développé le cannibalisme, si elles ne l’ont pas fait naître, et la communion dans laquelle les chrétiens reçoivent symboliquement le corps de Jésus Christ sous les espèces du pain et du vin, ou de l’hostie, a son origine dans les sacrifices humains et le cannibalisme. Les formes les plus révoltantes du cannibalisme ont été observées chez les populations du Mexique et des îles Fidji qui étaient parmi les primitifs les plus superstitieux et les plus livrés aux excitations des sorciers « messagers du ciel. » Chez les peuples appelés « civilisés », les guerres les plus nombreuses et les plus atroces ont été les guerres de religions.

Il y a d’autant plus lieu d’insister comme nous le faisons au sujet de la charité et des mœurs des primitifs, que les religions prétendent avoir inventé la vertu et en particulier la bonté qui est la plus belle des vertus. Chacune d’elles veut en avoir le monopole pour en tenir boutique le plus avantageusement possible. C’est ainsi que l’abbé de la Bleterie a écrit dans sa Vie de l’Empereur Julien ceci : « Il n’appartient qu’à la véritable religion de produire de véritables vertus. Il n’en faut point chercher chez ceux qui l’ignorent ; beaucoup moins dans ceux qui l’ont abandonnée. » Bien entendu, la véritable religion était celle de cet abbé. Elles sont deux ou trois mille dans le monde qui prétendent à cette prééminence. Nous ne chercherons pas quelle est la meilleure, sachant qu’elles sont toutes malfaisantes, mais nous sommes obligés de voir particulièrement, parce qu’elles s’exercent autour de nous, la malfaisance des différentes sectes dites chrétiennes dont les principes fondamentaux, « tu ne tueras pas » et « aimez-vous les uns les autres », sont interprétés avec tant de cynisme par leurs représentants respectifs pour justifier les guerres, les spoliations et tous les atten-