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ALC

hectolitres de vin, taxés de 14 francs de droits de circulation par hectolitre, abandonnèrent un tribut de 944.717.928 francs. Dès lors nul ne sera surpris du culte voué aux vins et spiritueux, de la véritable « alcoolâtrie » dont témoignèrent, témoignent et témoigneront les gouvernements passés, présents et futurs de toute étiquette. En serviteurs bien stylés, les politiciens n’ont pas coutume de mordre la main qui les nourrit.

Les méthodes de lutte contre l’alcoolisme employées ou préconisées par le monde officiel se ressentent de cet amour intéressé des produits bachiques. La première idée qui vint aux profiteurs de l’impôt fut d’augmenter progressivement les taux appliqués aux boissons alcooliques ; la réalisation suivit sans tarder, et le bénéfice atteignit le chiffre indiqué ci-dessus. Le résultat en paraît évident : la France paie bien pour boire. C’est là une opération financièrement bonne.

La limitation du nombre des débits dérive du même genre de conceptions. Il ne sera plus délivré de nouvelle licence pour la vente des vins et spiritueux. Les tenanciers actuels ne se fâcheront pas de cette consolidation de leur privilège ; le fisc exercera sa surveillance avec plus de facilité et partant d’efficacité ! Mêmes avantages à laisser diminuer le nombre des débits par extinction automatique en ne renouvelant pas les licences périmées par l’abandon ou la mort de leur titulaire et en élevant le prix des licences par une juste compensation de la plus-value de leur rendement.

La suppression du privilège des bouilleurs de cru est la tarte à la crème de tous les gouvernements. Elle a une allure séduisante, constituerait une mesure égalitaire, satisferait le sens démocratique des citoyens et remplirait la caisse par récupération de sommes jusque-là bénévolement abandonnées aux distillateurs campagnards. Mais ces bouilleurs de cru sont 2.000.000, au minimum. Cette imposante cohorte d’électeurs incite à la réflexion le législateur, qui s’abstient avec prudence. L’agriculteur continue à brûler sans frais, sinon sans risque, les fruits de sa récolte.

Des hygiénistes de parlement émirent l’idée de combattre l’alcoolisme en instituant au profit de l’État le monopole de l’alcool ; soit le monopole intégral, fabrication et vente ; soit le monopole partiel, fabrication ou vente ; soit le monopole combiné, exploitation en régie ou affermage. Ainsi, dans ses estaminets aux couleurs nationales, l’État vendrait de l’alcool de bonne qualité, toxique au minimum, et le vendrait cher pour empêcher les achats excessifs. Dans cet ingénieux système, les bénéfices apparaissent évidents pour les gouvernements mais beaucoup plus aléatoires pour la santé publique.

Il existe, en dernière analyse, une arme suprême entre les mains des dirigeants du monde entier : la prohibition. L’interdiction de la fabrication et de la vente de l’alcool couperait, semble-t-il, le mal dans sa racine. La Russie tsariste l’expérimenta naguère et les États-Unis la pratiquent aujourd’hui ou s’efforcent de la pratiquer. Sans discuter pour l’instant l’efficacité d’une telle mesure, il suffit de noter que cette méthode autoritaire, ou partant arbitraire, s’oppose aux tendances de l’esprit humain et de la pensée anarchiste.

En résumé, la doctrine officielle considère l’alcoolisme moins comme une maladie que comme une faute individuelle, un péché dont la loi punit les manifestations publiques (législation française contre l’ivresse) et contre lequel il est possible de lutter par une amende anticipée sous forme d’élévation du taux de l’impôt, par la diminution du nombre des lieux de débauche, par la concession à l’État du privilège de l’industrie et du commerce de l’alcool, enfin, dans certains cas particuliers et exceptionnels, par la défense imposée aux individus de fabriquer ainsi que de boire des breuvages alcoolisés.

Par contre, l’anarchiste, amant fidèle de la vérité, énonce et justifie une tout autre définition : « L’alcoolisme est une intoxication chronique engendrée par l’usage habituel, à quelque dose que ce soit, de boissons alcooliques quelles qu’elles soient. » C’est l’affirmation énergique que l’alcool constitue un poison dont l’ingestion quotidienne à petite dose crée le petit alcoolisme, à haute dose le grand alcoolisme ; comme il existe un petit, un moyen et un grand morphinisme. L’intoxication s’avère fonction à la fois et de la qualité et de la quantité.

Il ne suffit pas d’affirmer, il faut prouver. Car on exige pour l’alcool beaucoup plus de précisions qu’on n’en demande pour les autres toxiques sociaux. Le fait seul de l’existence de quelques cocaïnomanes et morphinomanes a déchaîné la vertueuse indignation du législateur et provoqué une réglementation draconienne, tatillonne, vexatoire ; tandis que les millions de victimes qui souffrent ou meurent par l’alcool n’entraînent pas la conviction et ne déclenchent pas la colère agissante des gouvernants de tout acabit.

Le « Dictionnaire de l’Académie française », édition de 1879, appelle poison « toute substance qui, prise intérieurement ou appliquée de quelque manière que ce soit sur un corps vivant, est capable d’altérer ou de détruire les fonctions vitales ». Que l’alcool soit capable de détruire les fonctions vitales, de tuer, cela fut il y a longtemps et scientifiquement démontré. Des expériences méthodiques conduites sur des animaux ont déterminé l’équivalent toxique vrai, « la quantité de substance toxique nécessaire et suffisante pour amener par elle-même, lorsqu’elle est dans le sang, la mort de un kilogramme d’animal, dans un court délai. » (Joffroy et Lerveaux : « Archives de Médecine expérimentale », 1er mars 1896, p. 197.) Pour l’alcool éthylique pur du commerce ou alcool de vin, cet équivalent se monte à 6 gr. 20 ; autrement dit, il suffit de la quantité d’alcool contenue dans trois litres et demi de vin à 10° pour tuer un homme de 60 kilos (Joffroy et Lerveaux, cités à la page 680 de l’ouvrage « L’Alcool » par Louis Jacquet, ingénieur des Arts et Manufactures). Un homme de 65 kilos serait tué par l’ingestion massive d’un litre de cognac authentique de 1893, de kirsch vrai, d’eau-de-vie de cidre, de marc, d’eau-de-vie de prunes, d’alcool mauvais goût (Triboulet, Mathieu, Mignot, « Traité de l’Alcoolisme », p. 74).

L’expérience tristement humaine apporte sa confirmation à ces données de laboratoire, « Le 23 novembre 1909, à Kandergrand, dans le canton de Berne, un jeune ouvrier italien faisait avec un camarade le pari d’avaler d’un trait un litre d’eau-de-vie. La gageure fut acceptée et la bouteille bue ; mais presque aussitôt le malheureux garçon s’affaissait, foudroyé. — Le 26 mars 1911, à Chalon, chez un restaurateur, un employé de commerce, âgé de vingt-cinq ans, avait fait le pari de boire coup sur coup huit verres d’absinthe : à peine avait-il fini le dernier qu’il tombait mort. Le tribunal de Chalon a reconnu la responsabilité du restaurateur qui fut condamné, peine dérisoire, à trente francs d’amende avec sursis (Jacquet, loco citato, p. 690). »

Les boissons alcooliques, même et surtout celles dites hygiéniques, absorbées en proportion modérée et habituelle, causent des désastres, d’une manière, il est vrai, anonyme mais que connaissent bien les médecins dignes de ce nom. Un individu d’apparence solide, sans nul antécédent personnel, contracte une inflammation aiguë du poumon et en meurt. Le bulletin de décès de l’État-civil porte comme diagnostic : pneumonie. Sans l’avoir communiqué à la famille par une réserve peut-être déplorable ni à l’entourage par discrétion professionnelle, le docteur traitant sait que la responsabilité de cette fin prématurée incombe à l’alcool ingéré avec