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d’œuvre dus à la magnificence de leurs inspirations qu’on se sert couramment du mot « création ». Sculpture, peinture, architecture, musique, poésie, littérature, je vous accorde que des œuvres superbes ont élevé ces arts jusqu’aux nues, que la Forme et la Beauté ont trouvé dans certains hommes un souffle génial et à l’exécution prestigieuse, d’incomparables traducteurs. Mais qu’eussent-ils fait et qu’eussent-ils pu faire si leur cerveau admirable ne s’était pas au préalable peuplé des idées, des sensations, des souvenirs, des connaissances, des comparaisons, fournis par la diversité des Écoles ; si leur génie, nourri, fortifié, soulevé par la contemplation de ces richesses intellectuelles et de ces trésors artistiques, n’avait pas emprunté à ce fonds inépuisable les matériaux indispensables à l’extériorisation de leurs sublimes édifications intérieures ? Dès lors, peut-on appeler leurs œuvres « Créations » ? ― Non. J’admire, oui, j’admire, je vénère et j’aime ces savants illustres qui, par une divination prodigieuse et un labeur opiniâtre, ont étendu de génération en génération le domaine du savoir ; j’admire oui, j’admire, je vénère et j’aime ces merveilleux artistes qui ont élevé jusqu’au sublime et presque jusqu’à la perfection l’expression de la Beauté. Mais, cet hommage rendu aux sommités de l’Art et de la Science, je reviens à ma question : ces hommes ont-ils créé ? Et je réponds par la négative.

Mais alors, qu’est-ce que créer ? J’avoue qu’une définition n’est pas chose facile, quand il s’agit de donner un sens à une expression qui n’en possède aucun. On n’explique pas l’inexplicable ; on ne définit pas l’indéfinissable ; aussi me trouvé-je fort embarrassé de dire ce que signifie, au juste et sans ambiguïté le terme créer.

Sans le secours de ce petit catéchisme que j’ai fort heureusement sous la main, je ne sais s’il me serait possible de sortir d’embarras. Je consulte cet oracle et le voici qui me répond : « Dieu est un Être éternel, infini, tout puissant, qui a fait toutes choses de rien. » Maintenant, j’y suis. Je ne dis pas que je comprends : on ne comprend pas l’incompréhensible ; mais je dis que j’y suis ; c’est-à-dire que je tiens une définition du mot créer. Créer, ce serait (remarquez que je dis ce serait et non c’est) faire quelque chose avec rien du tout, tirer quelque chose de rien du tout, appeler le néant à l’être. Imaginez les combinaisons les plus ingénieuses, les grossissements les plus fantastiques, les multiplications les plus fabuleuses ; faites sortir d’un gland le chêne le plus majestueux ; tirez d’une unité les totaux les plus élevés ; amenez un grain de poussière à la formation d’un continent ; aucune de ces opérations ne nous donnera l’idée de ce que ce serait que créer, aucune ne pourrait même nous rapprocher de cette idée : un gland, c’est petit, une unité, c’est peu, un grain de poussière, ce n’est presque rien : cela n’empêche qu’un grain de poussière, une unité, un gland, c’est toute de même quelque chose et créer ― le catéchisme nous l’enseigne ― c’est faire quelque chose de rien, c’est tirer du néant. Remarquez que le miracle de la création du Monde n’est pas dans le fait ― déjà surprenant en soi ― que, avec rien du tout, Dieu ait pu créer un Univers dont les dimensions sont telles qu’après avoir multiplié les chiffres les plus fabuleux par les chiffres les plus fantastiques et après avoir pris le total de cette multiplication pour la plus infime unité de mesure, il reste impossible de fixer ces dimensions ; le miracle réside dans le fait de faire quelque chose, et si peu que ce soit, avec rien du tout ; le miracle est donc dans la création elle-même et non dans l’étendue ou le volume de la chose créée. Et lorsque les théologiens attirent notre attention sur l’immensité incalculable de l’Univers, c’est ― soyez-en persuadés ― pour nous faire perdre de vue l’impossibilité du petit (l’unité) par le mirage fantastique du grand (le nombre).

Observez encore qu’il y a cent fois, mille fois, des milliards et des milliards de fois plus loin du néant au grain de poussière que du grain de poussière à la totalité des Univers existants ou pouvant exister. Avec rien on ne fait rien, on ne peut rien faire ; de rien on ne fait rien, on ne peut rien faire et l’inoubliable aphorisme de Lucrèce : ex nihilo nihil, demeure l’expression d’une certitude indéniable et d’une évidence manifeste. Je pense qu’on chercherait en vain une personne douée de raison qui puisse concevoir et admettre que de rien on puisse tirer quelque chose et qu’avec rien il soit possible de faire quelque chose. En conséquence l’hypothèse d’un Dieu Créateur est absurde ; la raison la repousse comme inadmissible.

Je ne suppose pas que les gens d’Église soient tous frappés d’aliénation mentale ; je dirai même qu’il y a eu et qu’il y a encore parmi eux des hommes d’une belle intelligence et d’une enviable lucidité. La foi ne peut pas les aveugler au point de leur faire méconnaître l’impossibilité de la Création. D’où vient donc que, non seulement, ils l’admettent quoique impossible, mais encore l’affirment comme hors de conteste ? Car pour eux, du moins à les entendre, c’est une de ces vérités qui se passent de démonstration, une de ces certitudes axiomatiques qui s’imposent d’elles-mêmes, sans qu’il soit utile de l’accompagner d’une preuve quelconque. Je conçois que cette absence d’examen soit un procédé fort commode, puisqu’il dispense de toute controverse et même de toute vérification, sur le fondement même de leur religion, les adeptes de celle-ci.

Le vrai, c’est qu’il est indispensable que leur Dieu soit créateur pour être Dieu. Que si cette qualité vient à lui manquer, il cesse d’être Dieu : il n’est plus l’être nécessaire, l’ordonnateur de toutes choses, le dispensateur de la félicité et de la souffrance.

S’ils avaient pu bâtir leur religion sans cet indispensable fondement, ils s’en seraient probablement passé ; mais sans ce point d’appui : la Création, il n’y aurait plus de religion chrétienne ; sans cette base, tout serait remis en question, ou plutôt rien ne serait plus en question, parce que tout s’effondrerait, ce serait l’édifice construit par l’Église pierre à pierre depuis dix-neuf siècles, réduit brusquement en poussière ; ce serait l’Église catholique condamnée à n’être plus qu’une Institution passagère comme toutes les institutions humaines. Dieu sans la création cesserait d’être Dieu, le Christianisme sans Dieu cesserait d’être le Christianisme et l’Église dont la prétention est d’être éternelle comme son Dieu, deviendrait une puissance périssable que le temps serait appelé à précipiter dans le gouffre du passé. À cette seule idée, l’Église frémit et s’indigne. Elle a vu les trônes chanceler, les dynasties disparaître, les civilisations se succéder, et, reposant sur le granit de la Divinité, Elle est toujours debout. Près de quinze siècles durant, Elle a exercé, sur notre Europe occidentale et, de là, sur une portion de la Terre, une dictature absolue ; moins puissante aujourd’hui, Elle a lié son destin à celui des classes dirigeantes avec lesquelles Elle partage le Pouvoir ; de ce Pouvoir partagé Elle se contente présentement, mais Elle ambitionna de reconquérir la direction totale et Elle ne désespère pas de réaliser ses ambitieuses visées. Seulement, Elle ne peut raisonnablement nourrir cet espoir qu’à la condition de se maintenir dans la direction des consciences et Elle ne s’y peut maintenir qu’autant qu’Elle représente le Dieu Éternel, immuable, infini tout-puissant, c’est-à-dire le Dieu Créateur. Voilà pourquoi Elle érige en Dogme la Création par Dieu du Ciel et de la Terre.

Dogme, ai-je dit ? ― Oui, c’est-à-dire article de foi qu’il est interdit, sous peine de péché mortel, au catholique de mettre en doute.

« Croyez, mes frères, dit le Curé, croyez et ne cher-