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grands-parents et de tous ses ancêtres dans ses cellules sexuelles : l’hérédité s’expliquerait par la transmission de ces plasmas ancestraux. La théorie Weismanienne ou sélection germinale a été critiquée par Yves Delage. Le néo-darwinien Weissmann, qui s’est souvent contredit, n’a pas réussi, avec sa théorie des biophores, à nous donner une explication suffisante de la variation et de l’hérédité. Une mise au point du darwinisme s’est accomplie et, entre les deux écoles transformistes des néo-lamarckiens, fidèles aux principes exposés dans la Philosophie zoologique, et pour lesquels les variations des espèces ne sont point dues au hasard, et les néo-darwiniens, qui prétendent qu’elles sont fortuites, un terrain d’entente est possible. Les darwiniens expliquant tant par la sélection naturelle, les lamarckiens par l’influence du milieu, quelles que soient les divergences de vues qui les séparent, n’en ont pas moins servi grandement le progrès des sciences biologiques. En effet, depuis Darwin, que de recherches ont été faites, dans un sens ou dans l’autre, dans la voie qu’il a ouverte ! Des correctifs ont été apportés aux théories darwiniennes par De Vries avec sa théorie de la pangénèse et des mutations brusques ; par Naegeli, avec ses micelles ; par Galton, avec son « retour à la moyenne » ; par le moine Mendel, qui distingua parmi les caractères hérités des caractères dominants et des caractères récessifs ; par W. Roux, qui a montré le rôle de l’excitation fonctionnelle ; par Chauveaud, qui a appliqué aux plantes la loi de Fr. Muller ; par Delage, et ses « causes actuelles » ; par Le Dantec, élève de Giard, qui part de la chimie pour démontrer l’évolution. Combien d’autres, partis de Darwin, ont développé les idées transformistes : Cape, Correns, Baldwin, Osborn, Packard, Depéret, Raphaël Dubois, Korschinsky, Edmond et Rémy Perrier, Houssay, Cuénot, Henneguy, I. Lœb, G. Bohn, Le Duc, Herrera, Roule, Bataillon, Dastre, Rabaud, Quinton, Albert Mary, Matisse, Anglas, Becquerel, etc… Noble phalange de travailleurs, qui nous repose des agités de la politique.

« La notion d’évolution, écrit Yves Delage, est devenue une des généralisations les plus vastes — sinon la plus vaste — de notre temps ; elle dépasse de beaucoup les limites des sciences au sein desquelles elle a surgi et embrasse tout l’ensemble des conceptions humaines, jusqu’aux problèmes philosophiques les plus obscurs et les plus difficiles. »

On voit combien le darwinisme a servi le progrès des sciences et de l’esprit humain. La doctrine de l’évolution s’est étendue à toutes les sciences : la méthode historique et sociologique a remplacé la méthode déductive, ontologique, dogmatique. Elle a permis d’expliquer l’histoire, le langage, les mœurs, les religions, les morales, les institutions, les lois, les arts et les littératures. On connaît l’application, plus ou moins juste il est vrai, que Brunetière en fit à la critique chargée de décrire « l’évolution des genres ». Brunetière essayait à sa manière d’appliquer à l’étude de la littérature les méthodes de l’histoire naturelle, voie dans laquelle Taine s’était engagé à la suite de Sainte-Beuve, dont les précurseurs étaient Mme de Staël, De Bonald, avec leur formule : « L’art est l’expression de la Société. » L’influence du milieu dans les arts avait été constatée par Cousin, Chateaubriand, Montesquieu, Fontenelle, Saint-Evremond, Dubos, etc… La méthode évolutionniste (influence du milieu et concurrence vitale) a renouvelé la philosophie : la psychologie (travaux de Ribot) et la sociologie s’en sont inspirées, autant que l’esthétique, qui tient de ces deux disciplines.

Fausse interprétation du darwinisme. La sélection à rebours. — Yves Delage fait observer qu’ « il faut tracer une ligne de démarcation entre le côté transformiste des idées darwiniennes et leur côté sélection-

niste. Si le transformisme darwinien a rendu à l’émancipation de l’esprit humain le service le plus grand peut-être dont on ait jamais été redevable à une théorie scientifique, l’idée de la sélection naturelle n’a pas, bien au contraire, les mêmes titres à notre reconnaissance. »

On a tiré de la sélection naturelle des conclusions fausses. Toute grande doctrine, philosophique ou littéraire, est rapetissée par la médiocrité. Les arrivistes ont trouvé dans les théories darwiniennes la justification de leur égoïsme ; les faibles doivent être sacrifiés, piétinés, pour le plus grand bien de l’espèce. Or, les faibles dont il s’agit ici ne sont point ces résignés qui, par leur inertie, justifient les violences et l’autorité des soi-disant forts, ce sont les vrais forts, c’est-à-dire les indépendants et les sincères, ceux qui se séparent du troupeau sur toutes les questions. La haute pègre, qui légifère et domine, tient à garder ses privilèges et elle combat sans pitié toute velléité d’action et de pensées libres. Le darwinisme ainsi compris — comme le triomphe du plus rusé et du plus habile sur celui qui refuse de s’adapter et de se plier aux exigences de l’élite ou du nombre — cadre bien avec le régime barbare des sociétés dites civilisées, dans lesquelles le mensonge seul est honoré, et où la crapule dorée se vautre et fait la loi. Avec cette conception, dans laquelle la vie n’apparaît plus que comme une lutte de bas intérêts, lutte pour l’or ou la propriété, tantôt l’individu, subit la tyrannie du nombre, tantôt le nombre subit la tyrannie de l’individu. Maîtres et serviteurs sont pareillement esclaves. Le darwinisme est la justification des moyens dont usent et abusent guerriers, diplomates, mercantis, prêtres de toutes les églises, politiciens, chefs d’Etat. La lutte pour la vie est la forme la plus aiguë de la lutte pour la mort. Le « struggle for life » a dressé les individus les uns contre les autres, multipliant les besoins et les appétits. L’homme est devenu un loup pour l’homme. L’enfer que les chrétiens placent hors de la vie est dans la vie même, cette vie qui nous est imposée chaque jour par les maîtres de l’heure. Le plus roublard l’emporte ; l’hypocrisie et la ruse se revêtent du masque de l’honnêteté pour exercer leurs méfaits ; la sincérité n’est plus de mode. Les bourgeois pratiquent à rebours la sélection, brimant les meilleurs esprits, leur imposant leurs lois, les envoyant au bagne ou à l’abattoir, favorisant les brutes, les ignares, les cuistres, Comprendre ainsi la sélection — qui est le triomphe intégral des brutes — c’est n’y rien comprendre. C’est une conception fantaisiste qui n’a pu éclore qu’en des cerveaux dégénérés. Ce darwinisme-là n’est point le vrai. Au nom de la justice et de l’amour, nous le répudions. Toute doctrine saine est détournée au profit des brutes : il est arrivé à Darwin ce qui est arrivé à Nietzsche et à quelques autres : on leur a fait dire exactement le contraire de ce qu’ils avaient dit, et on s’est servi de leurs noms pour justifier tous les crimes. Or, les évolutionnistes étaient des hommes sincères, et non des pantins, convaincus, comme Lamarck, de la nécessité de la solidarité (Lamarck combattait les inégalités sociales et la propriété, l’autoritarisme sous toutes ses formes), comme Darwin, que la sympathie est nécessaire au bonheur des individus, sympathie dont Guyau, influencé par Darwin, faisait le principe de l’art, de la religion et de la sociologie. Il y a dans le darwinisme une loi de progrès implicite, au lieu des conclusions que l’arrivisme et l’égoïsme en tirent chaque jour. On n’a voulu retenir — et pour cause — que le côté négatif de la doctrine, comme on n’a retenu de celle de Nietzsche que son envers. Il y a autre chose dans le darwinisme que le triomphe de la bêtise sur l’intelligence, de la brute sur l’esprit pacifique. Le fils de l’auteur de « L’Origine des Espèces ». Léonard Darwin,