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Tous les partis politiques ont fait faillite et le bolchevisme qui fut un moment l’espérance du monde du travail s’est définitivement discrédité. L’Anarchisme est donc la seule conception sociale susceptible de réussir là où échouèrent toutes les autres économies politiques, puisqu’il est incontestable que le socialisme qui a usé ses moyens en Angleterre et en Allemagne —voire même en France — n’a remédié à rien et que le communisme autoritaire n’a pas été — si nous considérons la fin — plus heureux en Russie.

Il faut, hélas !, reconnaître que l’influence exercée par l’Anarchisme sur les masses populaires est relativement faible et que la classe ouvrière sur laquelle reposent toutes les espérances d’avenir est elle-même désorganisée. Nous disons plus haut que détruire n’est pas suffisant, et pour reconstruire il est indispensable d’obtenir le concours du travailleur uni dans la bataille contre ses exploiteurs, et prêt à concourir à l’élaboration d’un monde meilleur. Or, le spectacle qu’offre la division du prolétariat mondial est pitoyable. Déchiré par les luttes politiques, le travailleur se livre sur lui-même à une opération désorganisatrice qui lui enlève toute sa force et, en se laissant diriger par des politiciens incapables, il abandonne toute sa puissance et en même temps toutes ses chances de libération économique et sociale.

La désorganisation ouvrière permit au capitalisme de retomber sur ses pieds au lendemain de la guerre de 1914 et, depuis 1920, par la trahison des chefs, par l’ambition de certains meneurs, la division n’a fait que s’accentuer. En France, le prolétariat est sectionné en trois tronçons qui se combattent sans s’apercevoir que ce manque d’unité permet aux classes dirigeantes de replâtrer le vieil édifice qui n’attend pour s’écrouler que la poussée du travailleur réconcilié.

Le travailleur, toujours confiant en la politique, se laisse aveuglément diriger vers des destinées inconnues et, malgré les déboires, continue à se laisser leurrer par cette politique qui est le principal facteur de désorganisation. Les Anarchistes ne sont pas sans avoir également une part de responsabilité dans la désorganisation du mouvement ouvrier et l’erreur de certains d’entre eux fut de vouloir prêter au syndicalisme une philosophie qu’il n’a pas et un but révolutionnaire qui n’est pas le sien. S’il est vrai que l’unique puissance capable d’être opposée au capitalisme est le prolétariat, ce dernier ne peut produire un effort qu’à l’unique condition de n’être pas divisé, et l’unité ne peut être obtenue que si ce syndicalisme, considéré comme un moyen, groupe en son sein les travailleurs de toutes tendances ; et si nous disons plus haut que les Anarchistes ont également une part de responsabilité dans la désorganisation ouvrière, c’est qu’à une époque donnée, eux aussi, animés par un sentiment sincère, confondirent le Syndicalisme et l’Anarchie.

Nous ne pouvons faire mieux, pour situer, à notre point de vue, la position de l’Anarchiste que de reproduire les paroles pleines de sagesse et de clairvoyance prononcées par Malatesta, au Congrès Anarchiste d’Amsterdam, en 1907.

« Je veux, aujourd’hui comme hier, que les Anarchistes entrent dans le mouvement ouvrier. Je suis, aujourd’hui comme hier, un syndicaliste, en ce sens que je suis partisan des syndicats. Je ne demande pas de syndicats anarchistes qui légitimeraient, tout aussitôt des syndicats socialistes, démocratiques, républicains, royalistes ou autres, et seraient, tout au plus, bons à diviser plus que jamais la classe ouvrière contre elle-même. Je ne veux pas même de syndicats dits rouges, parce que je ne veux pas de syndicats dits jaunes. Je veux au contraire des syndicats largement ouverts à tous les travailleurs sans distinction d’opinions, des syndicats absolument neutres ».

Malatesta voyait clair, et vingt ans après son discours d’Amsterdam, sa prophétie se réalisait. La classe ouvrière est désorganisée parce que les communistes ayant voulu donner au syndicalisme un but politique, « la dictature du prolétariat », une large fraction de travailleurs se sépara de l’organisation pour en fonder une autre. Et il n’y a pas de raison pour que s’arrête sur cette pente la division ouvrière.

« Donc je suis pour la participation la plus active au mouvement ouvrier. Mais je le suis avant tout dans l’intérêt de notre propagande dont le champ se trouverait ainsi sensiblement élargi. Seulement cette participation ne peut équivaloir en rien à une renonciation à nos plus chères idées. Au syndicat nous devons rester des Anarchistes dans toute la force et toute l’ampleur de ce terme. Le mouvement ouvrier n’est pour moi qu’un moyen — le meilleur évidemment de tous les moyens qui nous sont offerts. Ce moyen, je me refuse à le prendre pour un but, et même je n’en voudrais plus, s’il devait nous faire perdre de vue l’ensemble de nos conceptions anarchistes, ou plus simplement nos autres moyens de propagande et d’agitation.

« Les syndicalistes, au rebours, tendent à faire du moyen une fin, à prendre la partie pour le tout. Et c’est ainsi que, dans l’esprit de quelques-uns de nos camarades, le syndicalisme est en train de devenir une doctrine nouvelle et de menacer l’anarchisme dans son existence même.

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« Je déplorais jadis que les compagnons s’isolassent du mouvement ouvrier. Aujourd’hui, je déplore que beaucoup d’entre nous, tombant dans l’excès contraire, se laissent absorber par ce même mouvement. Encore une fois, l’organisation ouvrière, la grève, la grève générale, l’action directe, le boycottage, le sabotage et l’insurrection armée elle-même, ce ne sont là que des moyens. L’Anarchie est le but. La révolution anarchique que nous voulons dépasse de beaucoup les intérêts d’une classe ; elle se propose la libération complète de l’humanité actuellement asservie, au triple point de vue économique, politique et moral. Gardons-nous de tout moyen d’action unilatéral et simpliste. Le syndicalisme, moyen d’action excellent à raison des forces ouvrières qu’il met à notre disposition, ne peut pas être notre unique moyen. Encore moins doit-il nous faire perdre de vue le seul but qui vaille un effort : l’Anarchie. » (Errico Malatesta)

Si nous avons cru devoir introduire dans cette brève étude sur la désorganisation, ce passage du discours du vieux camarade Malatesta, c’est que, si le syndicalisme de secte, de parti, n’a pas entièrement détruit le mouvement Anarchiste, s’il ne l’a pas désorganisé — l’organisation des Anarchistes étant toute récente — il est une menace constante contre notre mouvement, et la jeune organisation anarchiste périra ou restera embryonnaire, si elle subordonne son activité à celle d’un mouvement corporatif, syndical, sujet à changement, à modifications, à transformations, en vertu même des lois de la majorité qui déterminent l’action syndicaliste.

L’Anarchie doit rester elle-même. Elle ne peut être subordonnée, ni à la remorque d’un mouvement quelconque aussi important, aussi imposant soit-il. Les Anarchistes doivent s’unir, ils doivent s’organiser et envisager tous les problèmes d’avenir, afin de ne pas être surpris par les événements qui, souvent, n’attendent pas les décisions humaines, et précipitent les individus désemparés dans le chaos.

La société bourgeoise se meurt, sa désorganisation est totale, elle ne peut remonter le courant qui l’entraîne à la dérive. C’est une question de temps, de jours peut-être, et il faut être prêts.

Les Anarchistes seront-ils capables de mettre fin à la