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avoir pour cause la sensibilité de l’être aimé, son caractère, son intellectualité, sa nature affectueuse, les aventures dont est remplie son existence, l’activité-raison d’être de sa personnalité, ses manifestations de tendresse à votre égard, même sa persistance dans le désir. Il n’est pour moi aucun motif d’attirance ou de sympathie qui soit supérieur ou inférieur à un autre.

Par liberté de l’amour, amour libre, amour en liberté, liberté sexuelle, j’entends l’entière possibilité pour une ou un camarade, d’en aimer un, une, plusieurs autres simultanément (synchroniquement), selon que l’y pousse ou l’y incite son déterminisme particulier.

En ce qui me concerne, individualiste anarchiste, je conçois cette possibilité, cette liberté sans égard aucun aux lois édictées par les gouvernants en matière de mœurs, aux habitudes reçues ou acceptées en fait de moralité par les sociétés humaines actuelles. Pour moi, la liberté de l’amour se conçoit « par delà le bien et le mal » conventionnels.

Dans un milieu individualiste anarchiste, la liberté de l’amour se comprend, logiquement, en dehors de l’état civil, de la situation sociale, de l’apparence extérieure, de l’opinion publique, de la consanguinité ; elle n’a pas égard aux préjugés courants sur la pudeur, la virginité, le vice, la vertu, la considération, l’estime, la réputation, la fidélité sexuelle, etc. Elle ne tient pas compte du fait que l’être désiré ou aimé cohabite ou entretient déjà des relations amoureuses.

Dans un milieu anarchiste individualiste, on considère comme éminemment ridicule qu’il soit réservé à un seul sexe de proposer l’expérience amoureuse, comme s’il n’appartenait pas tout autant à la compagne qu’au compagnon de faire connaître son désir de relations amoureuses. Dans un tel milieu, où l’on considère l’amour comme une question de puissance non de quantité, où on aime tous ceux et autant qu’on peut aimer sans limite autre que la capacité individuelle, il est logique qu’on considère tout et toute camarade comme un amant ou un compagnon, comme une amante ou une compagne possible, en perspective. Nulle, nul, ne saurait trouver à redire à s’y voir sollicité en vue d’une expérience amoureuse, quels que soient la, le, les camarades qui en fassent la proposition. Et cela dans n’importe quelles circonstances ou conditions. Nul « tiers » ne saurait opposer un obstacle à la proposition de l’expérience amoureuse, à plus forte raison à sa réalisation. Dans la mesure de ses possibilités, au contraire, chacun facilitera la pratique de la liberté de l’amour considérant son geste comme un acte de camaraderie.

En effet, l’expérience amoureuse à mon sens n’est pas seulement une manifestation d’égoïsme pur, une recherche de jouissance, de plaisir physique ou sentimental, dans le but d’augmenter la somme de bonheur individuel, je la considère comme une expérience de la vie individualiste, comme un aspect de la camaraderie qui réunit les uns aux autres les individualistes anarchistes. Voilà pourquoi les manifestations amoureuses rentrent dans le cadre de la camaraderie intersexuelle et toute, tout individualiste peut considérer comme incomplète une camaraderie qui n’incluerait pas l’expérience amoureuse.

Par suite, dans un milieu individualiste anarchiste, où l’on a fait table rase des préjugés traditionnels, de la morale religieuse et laïque, le sentiment — autre nom pour désigner l’attraction et la sympathie sexuelle — ne se conçoit pas sur un plan métaphysique ou extraphysiologique. L’impression sentimentale n’est ni mystique ni inexplicable ; elle peut parfaitement être élucidée, raisonnée, analysée.

Comme tous les autres produits de la sensibilité individuelle, le sentiment est susceptible d’éducation, d’entretien, de culture intensive et extensible. On peut vou-

loir être plus sentimental qu’on se trouve actuellement et y parvenir, comme on peut arriver, par des soins appropriés, à faire rendre à un arbre ou à une terre de plus gros fruits ou des épis plus volumineux. On peut s’éduquer en vue d’être aimant, tendre, affectueux, caressant, etc.

C’est en prenant en considération toutes ces remarques que par amour libre j’entends des rapports sexuels aussi libres, aussi variables et aussi multiples, au sein des milieux individualistes anarchistes, que le sont ou devraient l’être entre camarades de sexe opposé les rapports intellectuels ou moraux. On ne saurait comprendre, en effet, pourquoi les manifestations amoureuses devraient être mises de côté dans les relations qu’entretiennent des camarades.

La question de la camaraderie passant au premier plan, — toutes réserves étant faites quant aux tempéraments « solitaires » ou « amoureux uniques » exceptionnels, ou encore quant à certaines répugnances personnelles décidément invincibles — aucune, aucun camarade sain, normal, ne se refusera à tenter l’expérience de camaraderie amoureuse dès lors qu’elle est proposée par une ou un camarade avec qui on sympathise, avec lequel on se sent suffisamment d’affinités affectives, sentimentales, voire intellectuelles — qui en retirerait une si grande joie, le plaisir n’étant pas moindre chez celle ou celui qui accepte la proposition.

À vrai dire, dans un milieu individualiste anarchiste dont les constituants ont été sélectionnés sur la base des affinités personnelles, le refus ne peut être qu’exceptionnel, étant bien entendu que toute conception de la liberté de l’amour implique liberté entière de se donner à qui vous plaît, liberté entière de se refuser à qui vous déplaît. Mais pas plus que le refus de participer à la production dans un milieu de camarades producteurs ou de s’associer à un effort quelconque en vue de rendre plus intense la joie de l’association à laquelle on appartient — le refus de camaraderie amoureuse ne saurait être l’effet du caprice, de la coquetterie, du désir de faire souffrir ou de troubler l’harmonie du groupe auquel on appartient. Je pose en thèse que dans le domaine de l’amour, des manifestations amoureuses, les individualistes anarchistes ne peuvent vouloir se faire souffrir davantage que dans les autres expériences de la vie en camaraderie.

Du xe au xvie siècle, il a existé des groupements mystico-anarchistes où le toutes à tous, tous à toutes a été pratiqué avec ce résultat que ceux qui en faisaient partie ignoraient la misère, ne réglaient pas leurs différends au moyen de juges ou par l’emploi de la violence physique, ignoraient maîtres et serviteurs. Les enfants surtout apparaissent comme merveilleusement choyés. Les documents qui demeurent des persécutions qui leur furent infligées, quand ces milieux devenaient trop importants, stigmatisent en termes véhéments et leur promiscuité et l’ignorance de paternité en laquelle leurs enfants étaient tenus. C’est l’abomination de la désolation pour ces juges, pour la plupart ecclésiastiques, puisqu’il s’agissait de sectes hérétiques. Ce n’est pas une des inconséquences les moins curieuses de ces tribunaux composés d’hommes voués au célibat volontaire de se mettre à ratiociner sur des faits échappant à leur compétence.

En régime de promiscuité sexuelle, ou de communisme sexuel, l’enfant est infiniment plus choyé qu’en régime familial. Les éléments masculins ignorent quels sont leurs enfants, aussi ceux d’entre eux qui ont des sentiments paternels les manifestent-ils généralement à l’égard de tous les enfants du groupe auxquels ils appartiennent et, par suite du sentiment acquis, à tous les enfants des milieux où ils passent.

Je considère que le toutes à tous, tous à toutes est l’aboutissement normal et inévitable de l’application