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ANA
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de la Raison, mère de la Justice et de l’Égalité, l’Ordre devient d’une étonnante stabilité : les changements, les transformations apportés au régime social ne font que fortifier sa puissance, puisque ces progrès et améliorations sont le résultat d’un effort nouveau vers un rayonnement plus fécond de la Raison elle-même.

Les Anarchistes tiennent un langage à peu près identique. Ils disent que l’ordre social ne peut reposer que sur la contrainte ou l’entente. S’il repose sur la contrainte, il est évident qu’il découle — quel qu’il soit dans le détail — du principe d’Autorité et qu’il s’incarne dans l’institution gouvernementale proclamée nécessaire. Si, au contraire, il repose sur l’Entente, il va de soi qu’il procède — quel qu’il soit dans le détail — du principe de Liberté et que l’organisation de l’Ordre social ainsi conçu et réalisé repousse impitoyablement tout organisme central : Pouvoir, Gouvernement, État, qui engendre et implique fatalement la contrainte.



En science, lorsque, après avoir parcouru avec persévérance le cycle des expériences tentées sur l’application d’un même principe, il est démontré et reconnu que ces expériences n’ont pas amené les résultats qu’on en attendait ; lorsque, par l’accumulation de ces échecs réitérés, il est établi que principe, méthode et résultats cherchés s’excluent ; en science, dis-je, il est d’usage et de règle de condamner, dans ces conditions, la méthode appliquée et le principe dont celle-ci n’est que la mise en pratique. Or, voilà des siècles et des siècles que, pour organiser et assurer l’harmonie sociale, les penseurs, théoriciens et doctrinaires attachés au principe d’Autorité appliquent, dans le domaine social, toutes les méthodes de gouvernement possibles et imaginables. Il est permis d’avancer qu’ils n’en ont négligé aucune. Aristocratie, démocratie, oligarchie, ploutocratie, pouvoir absolu, pouvoir constitutionnel, monarchie, république, dictature, césarisme, l’Histoire atteste que toutes les formes gouvernementales ont été expérimentées. Le résultat constant de ces expériences a été le gâchis, le désordre, les antagonismes, les guerres, les crimes de toute nature, en tous temps et en tous lieux.

Eh bien ! Loin de condamner le principe d’Autorité et de renoncer aux méthodes d’application qui en découlent, nos Maîtres — il n’est que trop aisé de comprendre pourquoi — s’obstinent à affirmer que nécessaire est ce principe, et que excellentes sont ces méthodes.

C’est tout simplement de l’aberration. Seuls, les Anarchistes s’élèvent contre cette incurable folie. Seuls ils affirment que le Gouvernement, l’État, l’Autorité, n’ayant engendré, depuis qu’ils existent, dans tous les pays du monde, en dépit des changements de formes et d’étiquettes, du remaniement des constitutions et des régimes, que confusion, souffrance, misère, guerres et désordres, la plus élémentaire sagesse exige qu’on renonce à espérer de l’Autorité, de l’État, du Gouvernement ce qu’ils ne peuvent produire et qu’on tente loyalement l’essai d’une organisation sociale, sans Gouvernement, sans État, sans Autorité, c’est-à-dire d’une société anarchiste.



On le voit : le concept anarchiste n’est pas le fruit d’une génération spontanée. Il n’est pas né, subitement et comme par miracle, d’une hypothèse surgissant, sans que rien ne l’ait suscitée, d’une inspiration soudaine : enfantine ou géniale. Ce concept plonge ses racines dans le sol profond de l’histoire, de l’expérience

et de la raison. Ces racines sont désormais indestructibles : il est encore possible aux Maîtres de les couper au fur et à mesure qu’elles déchirent la croûte des préjugés qui les recouvrent et les empêchent d’apparaître aux yeux de tous ; mais elles n’en persistent pas moins à se développer, en robustesse et en étendue dans les entrailles du vieux monde d’oppression : d’ignorance, de misère, de haine et de laideur.



L’Anarchie n’est pas une religion ; elle n’a pour point de départ aucune « révélation » ; elle ne connaît pas l’affirmation dogmatique ; elle répudie l’apriorisme ; elle n’admet pas l’idée sans preuve.

C’est à la fois une Doctrine et une Vie : doctrine qui s’inspire de l’évolution constante des arrangements individuels et collectifs qui constituent la Vie elle-même des personnes et des collectivités ; Vie qui tient compte de ce transformisme incessant et se reflète dans la Doctrine.

C’est une Doctrine, parce que l’Histoire, l’Expérience et la Raison nous ont enseigné certaines vérités dont l’exactitude, toujours confirmée par l’observation et l’examen scrupuleusement impartial des faits, n’est plus contestable. Ces vérités elles-mêmes sont concordantes ; non seulement elles ne se combattent pas, mais encore elles s’unissent, elles s’épaulent mutuellement, elles s’enchaînent. Déjà forte et résistante par elle-même, chacune de ces vérités emprunte aux autres — voisines ou éloignées — une recrudescence de force et de résistance. C’est cet ensemble de certitudes qui forme et cimente la Doctrine, sur le fonds même de laquelle toutes les tendances anarchistes — encore qu’elles soient nombreuses — sont unanimes et inséparables.

De cette doctrine se dégagent un certain nombre de principes directeurs qui, appliqués à la Vie, déterminent le milieu social que veulent instaurer les Anarchistes.

Ainsi : d’une part, c’est l’étude, l’observation de la Vie individuelle et sociale qui nous apporte les vérités et certitudes sur lesquelles s’édifie notre doctrine anarchiste et, d’autre part, ce sont les principes directeurs qui, procédant de cette doctrine, doivent présider à l’organisation de la Vie individuelle et sociale que nous appelons « l’Anarchie ».

La Doctrine part de l’Individu vivant en Société : c’est l’aspect théorique de l’Anarchie. Ensuite, comme règle de vie, l’Anarchie part de la Doctrine et détermine le milieu social et ses innombrables arrangements : c’est l’aspect pratique de l’Anarchie.

Du point de vue social, l’Anarchie se résume en deux mots : Entente libre. Si cette formule semble trop brève, si on la désire plus explicite, je dirai, afin qu’elle gagne en clarté et en précision : « Liberté par l’Entente » ou mieux encore : « Liberté de chacun, par l’Entente entre tous. » Liberté, c’est l’alpha et l’oméga, c’est-à-dire le point initial et le point terminus de la théorie ; Entente libre, c’est le commencement et la fin de la pratique. Ou encore : « Liberté, c’est la Doctrine ; Entente, c’est la Vie. »

Mais cela demande à être quelque peu développé. Voici donc la démonstration qui s’impose :

Tous les philosophes et sociologues qui ont sérieusement et impartialement étudié la nature humaine ont constaté que toutes les aspirations, tous les désirs, tous les mouvements, toutes les activités de l’individu ont pour but la satisfaction d’un ou plusieurs besoins. Il n’est, du reste, pas nécessaire de s’être livré à de profondes études philosophiques, biologiques ou sociologiques, pour arriver à cette constatation. Chacun de nous y parvient.