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DRO
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Eût-on admis, au moment de la rédaction du Code civil, qu’un individu pût être condamné à payer des dommages-intérêts à un autre même en l’absence de toute faute ? Une semblable conception eût semblé à nos pères destructrice de tout ordre social. L’évolution économique et les découvertes modernes ont créé, en matière d’accidents du travail, par exemple, la théorie du risque professionnel, qui elle-même peut-être, sera remplacée un jour par une autre ; et la matière de la responsabilité civile est depuis quelques années l’objet d’une remarquable évolution de la jurisprudence.

Ainsi, ce qui, il y a un siècle à peine, eût paru contraire au bon sens, prend place aujourd’hui dans la législation ou dans la jurisprudence. Comment pourrait-on, dans ces conditions, émettre la prétention de rédiger un Code « des lois de la nature », modèle dont devraient s’inspirer les législateurs de tous les temps et de toutes les nations ?

Il est évident que, sous cette forme, le « Droit naturel » constitue une notion au premier chef antiscientifique ; les jurisconsultes contemporains ont eu raison de la soumettre à une sévère critique.

Il y a dans un groupe social parvenu à un stade d’évolution déterminé, des tendances ou des désirs de progrès ou de transformation qui, au travers de bien des obstacles, malgré des résistances souvent violentes et sanglantes, influent plus ou moins sur l’évolution même du Droit. Si l’on veut donner à ces tendances, à ces volontés de transformation, le nom de Droit naturel, il n’y a là qu’une question de terminologie, et l’on pourrait n’y voir aucun inconvénient grave. Mais le sens exact du mot « Droit naturel », est tout différent. Il tend bien à désigner un corps de préceptes « cautionnés par la raison humaine », et servant de modèle aux législations. Il n’y a pas à ce point de vue de Droit naturel. Nier le Droit naturel, ce n’est pas nier la raison humaine, mais c’est reconnaître son imperfection. C’est aussi nier les prétendus principes naturels (droit divin, droit monarchique, droits des peuples), au nom desquels dans le cours de l’histoire, on a poussé les hommes à s’entretuer, les peuples à se combattre et à s’exterminer ; c’est nier la légitimité des tyrannies, qu’elles reposent sur l’idée divine ou sur un prétendu consentement des individus d’un groupe familial ou social, quel qu’il soit.

Mais s’il n’y a pas de droit naturel, disent les juristes, il y a une science qui s’appelle la morale, et qui a des rapports très étroits avec le « Droit ». Nous ne nous hasarderons pas ici à définir la morale (voir ce mot), encore moins a rechercher si la morale est une science. Mais en considérant sous ce vocable l’ensemble des idées ou des préjugés qui ont cours à une époque déterminée en ce qui concerne la conduite que chaque homme doit tenir vis-à-vis de lui-même ou vis-à-vis de ses semblables, on peut se demander avec les commentateurs de nos Codes, si le Droit se rapproche de la morale, et dans quelle mesure il doit se confondre avec elle. On déclare en général, que le Droit, à mesure que les sociétés progressent, tend à se confondre avec la morale. Ce qui est à l’origine simple obligation morale, dans nombre de cas, se transforme peu à peu en obligation légale ; les devoirs moraux de l’individu envers lui-même n’échappent pas, dit-on, à cette évolution. Pour une raison ou pour une autre, par exemple dans un intérêt d hygiène publique, des obligations de plus en plus nombreuses sont imposées à l’individu en ce qui concerne sa manière d’être ou d’agir vis-à-vis de lui-même.

Cette doctrine pourrait paraître consolante si elle était toujours exacte. Mais, malheureusement, elle est trop souvent démentie par les faits historiques. Sans passion, sans phraséologie déplacée dans un Dictionnaire encyclopédique, citons quelques exemples. Le droit de

propriété ― dont nous ne recherchons ici ni l’origine ni la légitimité ― ne sert-il pas à couvrir les plus formidables spéculations, les profits de guerre ou de paix les plus scandaleux, les renversements de fortune les plus extraordinaires ? On nous a appris, dans notre jeunesse, que la propriété avait sa base légitime dans le travail ― travail de l’individu ou travail de ses ancêtres. ― Et il se trouve que dans les secousses et dans les drames de l’histoire, ceux qui ont « travaillé » ou dont les ancêtres ont « travaillé » sont un jour ruinés ; d’autres, par le fait d’un hasard heureux, et sans aucun effort, sans aucun travail, souvent sans avoir même eu la peine de prendre une initiative quelconque, se trouvaient brusquement enrichis des dépouilles des premiers. La loi intervient pour légitimer, pour sanctionner, pour rendre obligatoire la situation nouvelle. Est-ce donc que la « propriété » des premiers était illégitime ? Mais, en l’admettant, comment prétendre légitimer le changement ?

Fortunes détruites, souvent de ceux qui, à tort ou à raison, ont cru faire acte de bons citoyens pendant les crises subies par leur pays ; fortunes énormes créées, au profit de ceux qui souvent se sont soustrait à toutes les obligations sociales, et que le hasard a servis ! Tous ces scandales, si nombreux au cours de l’histoire, et que les années que nous venons de vivre ont si tragiquement éclairés, heurtent violemment la « conscience publique ». Ils s’aggravent parfois, et plus particulièrement dans ces dernières années, du fait que le déséquilibre économique a permis aux spéculateurs et aux profiteurs d’augmenter encore leurs richesses par une véritable fraude organisée, par la violation de lois qui ont été, à tort ou à raison, considérées comme essentielles au salut public, telles que celle sur l’exportation des capitaux, par une campagne systématique et victorieuse contre tout essai de gouvernement dont les tendances pouvaient leur paraître suspectes, tandis qu’au contraire, ces manœuvres et ces campagnes pouvaient pousser au désespoir et à la révolte, en les acculant à la famine, non seulement les classes laborieuses, mais celles des anciens petits et moyens possédants, de ceux qui avaient apporté à l’État leur or en même temps que le sang de leurs enfants.

Situation émouvante et combien révolutionnaire ! Les partis qui prétendent défendre l’ordre, la morale, la foi due aux contrats et aux engagements de la nation, se croient obligés de protéger de toute leur puissance la horde des aventuriers et des financiers qui entendent sauvegarder les situations maintenant acquises, et tout cela au nom du Droit. Les notions les plus élémentaires de ce qu’on appelle la « morale » sont violemment heurtées, et l’esprit public, au spectacle de cet ignoble bouleversement, s’habitue à penser qu’il n’y a plus ni lois sociales ni lois morales contre l’audace servie par le hasard, et contre les plus cyniques spéculations ; chaque individu s’efforce d’arracher une part du butin et, sous des formes plus hypocrites sans doute qu’il y a quelques milliers d’années, mais avec un égoïsme et une brutalité encore accrus, la lutte pour la richesse et pour la jouissance remplace tout autre sentiment dans le cœur de l’immense majorité des hommes. Le Droit, qui couvre et qui protège cela, est bien le contraire et non l’auxiliaire de la morale.

Assurément, l’on peut répondre que la législation, à la suite des grandes crises comme celle de la guerre de 1914, aurait pu et dû suivre une évolution différente ; mais le fait historique reste : si de beaux discours ont été prononcés, aucun parti n’a eu le courage de définir et de proposer les mesures nécessaires : ces mesures étaient impossibles sans doute, à moins de renverser les notions les plus fondamentales du « Droit » actuel, à moins de créer un droit nouveau. Elles dépassaient les hommes de gouvernement qui, dans le déséquilibre