Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 1.djvu/77

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
ANA
76

même de cette masse, lutter contre l’inertie, l’indécision, l’ignorance et la lâcheté qui, aux heures dangereuses, s’emparent des multitudes ; il faudra tenir tête aux endormeurs qui craignent toujours qu’on aille trop loin ; il faudra contrecarrer les manœuvres des pêcheurs en eau trouble toujours disposés à tirer avantage, pour leur parti ou pour eux-mêmes, du déchaînement chaotique des passions populaires ; il faudra paralyser toute tentative de dictature dont le triomphe serait mortel à la Révolution, puisque toute dictature aurait pour résultat de forger contre le prolétariat des chaînes nouvelles plus dures à briser que les précédentes.

Je me contente d’énoncer, ici, quelques-unes des tâches que les Anarchistes auront à accomplir en période révolutionnaire. Au mot « Révolution » (voir ce mot) nous reprendrons l’étude — développée — de chacune de ces tâches. Je ne les énumère, présentement, que pour signaler l’immensité de l’effort que, en plein mouvement révolutionnaire, les Anarchistes devront réaliser d’autant plus intrépidement qu’ils seront à peu près seuls à en avoir une conception précise.

Et je reviens à la question : « Les Anarchistes pourront-ils, tout seuls, chambarder le vieux monde et en bâtir un nouveau ? » Et je réponds : « Non ! »

Il leur faut donc chercher et trouver, hors des milieux spécifiquement et exclusivement anarchistes, les points d’appui, les concours indispensables.

Où les trouveront-ils ?

Que les partis politiques dont le but est de conquérir le Pouvoir cherchent et trouvent leurs points d’appui en haut et en bas, c’est tout naturel : leur système social s’arrête à un milieu qui sera composé, sous des étiquettes inédites, de gouvernants et de gouvernés : il leur faut des effectifs et des cadres qui les contiennent. Ils prennent leurs effectifs dans le prolétariat et forment leurs cadres avec des éléments bourgeois, toujours prêts à adhérer à n’importe quel régime social, pourvu qu’ils espèrent y trouver une situation avantageuse.

Mais l’Anarchisme ne s’accommode pas d’une organisation sociale qui présuppose des dirigeants et des dirigés. Sa conception sociale est celle d’une humanité libre, égalitaire et fraternelle. Ce qui est autoritaire et bourgeois est, par esprit de classe, presque universellement réfractaire à un tel idéal social. Les Anarchistes se trouvent donc dans la nécessité de chercher dans les masses, rien que dans les masses déshéritées, les éléments, les appoints, les concours dont il leur est impossible de se passer.

C’est parmi les victimes de l’oppression gouvernementale et de l’exploitation capitaliste qu’ils doivent chercher et qu’ils trouveront — là ou nulle part — le point d’appui dont ils ont besoin.

Il y a plus de trente ans que cette nécessité m’a frappé et c’est pourquoi, depuis cette époque, j’ai constamment suivi, avec un intérêt passionné, la marche des deux grandes organisations qui, tant par les milieux où elles recrutent leurs adhérents que par le but — s’il n’est pas méconnu — qu’elles se proposent, peuvent et doivent être deux forces révolutionnaires de premier ordre : les Syndicats, dans le domaine de la production et les coopératives dans celui de la consommation. (Voir : Coopération, Coopératisme, Coopérative, Syndicats, Syndicalisme, etc.).

Il n’y a, dans la vie des collectivités humaines, comme dans celles des individus qui composent celles-ci, que deux actes essentiels, fondamentaux, indispensables : produire et consommer.

Aussi, lorsque la période de gestation étant parvenue à son terme, l’Anarchisme sortira des douloureu-

ses mais fécondes entrailles de la Révolution, la condition primordiale de son développement sera d’assurer l’organisation rapide, rationnelle, équitable et méthodique de la production et de la consommation et, transformés, adaptés à leur nouvelle fonction sociale, les Syndicats, groupes de producteurs, et les Coopératives, groupes de consommateurs, seront les formations de base de cette organisation.

C’est pourquoi j’estime fort utile, voire indispensable que, le plus tôt possible, s’établisse un accord tacite, une entente morale entre les groupes anarchistes, les Syndicats et les Coopératives.

Toutefois, je tiens à m’expliquer clairement : cet accord ne doit pas plus subordonner l’action syndicale et coopérative au mouvement anarchiste que celui-ci à celle-là. Il ne s’agit pas de fusionner ces trois mouvements : le lien à établir ne doit pas être organique.

Anarchisme, Syndicalisme et Coopératisme doivent conserver leur physionomie respective et leur complète indépendance ; c’est la condition sine qua non de leur vigueur et de leur activité.

Mais j’estime, d’une part, que pour réaliser leurs fins, qui sont de se soustraire à la domination de l’État, de supprimer le patronat qui vit aux crochets des producteurs et le parasitisme commercial qui gruge les consommateurs, le Syndicalisme et le Coopératisme révolutionnaires doivent emprunter à l’Idéal anarchiste ses aspirations idéologiques ; et je pense, d’autre part, que, pour être victorieux quand se produira le formidable choc révolutionnaire, les Anarchistes ont besoin des masses ouvrières acquises au Syndicalisme et au Coopératisme anticapitalistes et antiétatistes.

Quand je dis que Syndicats et Coopératives doivent s’inspirer de l’Idéal anarchiste, il faut comprendre que : libres de toute emprise politique, ne demandant qu’aux masses exploitées et asservies qui les composent les ressources et les énergies indispensables à la réalisation de leurs objectifs, possédant leur structure, leur stratégie et leurs méthodes de combat, se développant dans l’atmosphère qui leur est particulière, fortifiant graduellement leurs positions sur le terrain économique et social et s’assignant le même but que les Anarchistes : « Bien-Être et Liberté », les Syndicalistes et les Coopérateurs révolutionnaires doivent sentir leur cœur battre à l’unisson du cœur des Libertaires.

Et quand je dis que, lorsque l’heure viendra de livrer au Capitalisme et à l’État la bataille décisive, l’Anarchisme aura besoin, pour vaincre, des masses ouvrières acquises à ce Syndicalisme et à ce Coopératisme-là, il faut comprendre que, à ce moment précis, les Anarchistes, les Syndicalistes et les Coopérateurs qui poursuivent le même but d’affranchissement immédiat, intégral et définitif, seront appelés à conjuguer leurs efforts, pour que, enfin débarrassés de tous les gouvernements et de tous les possédants et devenus maîtres de leurs destinées, les travailleurs s’organisent comme ils l’entendront et trouvent dans les incalculables ressources de leur puissance créatrice les nouvelles formes de vie qui assureront à tous et à chacun le maximum de bien-être et de liberté.

Pour que cette action conjuguée des anarchistes et des masses ouvrières forme faisceau au moment opportun, point n’est besoin que ces masses aient adhéré par avance à l’organisation anarchiste ; mais il faut qu’elles aient été, au préalable, suffisamment travaillées par la propagande anarchiste, imprégnées d’esprit libertaire et entraînées à l’action révolutionnaire, pour qu’elles aient perdu toute confiance dans l’action des partis politiques et soient résolues à poursuivre énergiquement leur auto-libération. L’Action