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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/143

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FAB
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pour son forfait ! « Le plus beau des apologues de La Fontaine et de tous les apologues », s’est écrié Chamfort. Et Taine, et mains critiques unanimes. En quelque soixante vers, le dur visage de l’univers : les « droits » vainqueurs, béats, canonisés, en cascade sur la plèbe émissaire, la faiblesse, face ployée du « devoir ». Les animaux, les hommes, conseil sauvage et sociétaire. Souverain, courtisans, comparses sanguinaires, clercs au jargon habile. Tyran, escorte de tyran. La force, et tous les crimes de la force, couverts, légitimés, blancs d’innocence… Et ce pauvre âne ― tout un peuple ! ― coupable séculaire, pour une peccadille pendable, ah ! oui, victime expiatoire !…

Selon que vous serez puissants ou misérables,
Les jugements de cour vous rendront blancs vu noirs.

Que de stations ne ferions-nous pas, sans atteindre la satiété, et combien d’êtres si divers ne ferions-nous causer, sans lassitude, dans cette phrase modulée au timbre de la race… Mais il faut borner le voyage. Vous le reprendrez : un délice est sur vos pas…

Et comme l’on comprend, après avoir ainsi fréquenté l’homme et l’œuvre, les regrets de Fénelon, son contemporain, à la nouvelle de sa mort : « Pleurez, vous qui aimez la beauté naïve, la nature nue et toute simple, l’élégance sans apprêt et sans fard… Combien, à un style plus poli, préférons-nous sa précieuse négligence !… Pour l’agrément de son génie, nous l’inscrivons parmi les anciens. Ce sont les badinages d’Anacréon. C’est la lyre, ce sont les chants d’Horace. Les mœurs des hommes et leurs caractères, il les a représentés au vif. Le charme délicat de Virgile anime son œuvre légère. Ah ! quand est-ce que les poètes aimés de Mercure égaleront l’éloquence de ses bêtes ? »

La Fontaine a porté la fable à un niveau inégalé. Avant lui, aucun ― même des plus grands ―ne l’avait introduite, par d’indéniables chefs-d’œuvre, dans la cité littéraire. Il l’y installe à une place telle que ses droits à la postérité sont inébranlables. Et, malgré qu’il paraisse espérer « qu’il arrivera possible que son travail fera naître à d’autres personnes l’envie de porter la chose plus loin » lui qui « élève les petits sujets jusqu’au sublime, homme unique dans son genre d’écrire…, modèle difficile à imiter », comme dit La Bruyère, de ceux qui, maintenant et plus tard, dans son sillage, s’efforcent à le surpasser, aucun ne dotera la fable d’une fleur éternelle… Est-ce à dire que la fable, avec La Fontaine, a touché l’apogée, que désormais le cycle en soit révolu ? N’assisterons-nous pas à sa résurrection ? Ne la verrons-nous aborder, avec des feux nouveaux, des régions inconnues ?…


La fable après La Fontaine. La fable moderne

Du vivant de La Fontaine, ces imitateurs : Bensérade, Desmay, Furetière, Fieubet, Grécourt, Daniel de la Feuille, Le Noble, Sénecé, Mme de Villedieu, etc…, ne font guère que paraphraser petitement ses fables. D’aucuns en pénètrent le mérite et tentent d’y faire participer leurs œuvres : mesure libre du vers, alternance du simple et de l’épique, tour plaisant, intérêt porté à la nature. Mais ils sont trop près du tourbillon : ils ne savent plus s’éloigner, par ailleurs se reprendre, et ils plagient… Bensérade (1612-1691), bel esprit suspendu à la faveur des princes, possède l’art de mêler les allégories aux divertissements qu’il compose pour les distractions de la cour ; Furetière (1619-1688), ami de La Fontaine, observateur doublé d’un érudit, cultive aussi l’allégorie et écrit des fables avec une malice parfois personnelle ; Senecé (1643-1737), ingénieux et froid, est un conteur frisant la préciosité, mais non sans adresse, et ses épigrammes ont de l’esprit…

Mentionnons à part les Fables de Fénelon (1651-1715)

récits en prose, d’inspiration modeste, mais gracieux et aimablement tracés. Précepteur du duc de Bourgogne, l’auteur a composé ces fables en vue de façonner le caractère de son élève. L’éducateur y domine le fabuliste et l’intérêt s’en trouve rétréci. Ce sont d’abord les aventures d’animaux familiers (l’Abeille et la Mouche ; les deux Renards ; le Rossignol et la Fauvette ; l’Ourse et son petit ; le Loup et le jeune Mouton, etc…), puis des sujets empruntés à la mythologie et à l’histoire et préparant Télémaque (Alexandre et Diogène ; Bacchus et le Faune, etc…).

À part aussi Ch. Perrault (1628-1703), un des champions (contre Boileau) de la fameuse querelle des Anciens et des Modernes. Esprit mondain, renvoyant aux pédants l’antiquité ― habile couverture de l’ignorance bien accueillie des superficiels de son temps ― unit « la légèreté décisive des salons à l’indépendance cartésienne ». Les plus durables de ses écrits, et les seuls d’ailleurs que nous retenions ici, sont les fameux Contes de ma mère l’Oye. Des féeries peuplées d’enchantements ― prose ondulée, vers murmurants ― dans lesquelles se complurent nos imaginations d’enfant et que nous relisons encore avec curiosité et quelque délice. Un merveilleux fantasmagorique, une fantaisie aisée et naïve y animent les Barbe-Bleue, les Belle-au-Bois-Dormant, les Peau-d’Âne, les Petit Poucet, les Chat Botté, etc…, sous les auspices, tour à tour chanceux ou maléfiques, de quelques magiciennes aux mirifiques baguettes. Des moralités parfois avisées et fines les clôturent. Ainsi :

Tout est beau dans ce que l’on aime ;
Tout ce qu’on aime a de l’esprit…

(Riquet à la Houppe.)


ou

Ayez de l’esprit, du courage, ils seront choses vaines,
   Si vous n’avez, pour les faire valoir,
   Ou des parrains, ou des marraines…

(Cendrillon.)

Aux œuvrettes de Perrault, rattachons les Contes de fée de Mme d’Aulnoy (de ce même xviie siècle) ; l’Oiseau bleu ; la Princette Rosette ; la Belle aux Cheveux d’Or, etc…

Si nous revenons aux fabulistes proprement dits, nous rencontrons Pannard (1674-1765), introducteur, dans la chanson, de la satire des mœurs. Par le négligé de l’existence contrastant avec la délicatesse de l’esprit, il fait penser à La Fontaine. Mais ses œuvres profuses ne prolongent pas ce parallèle et valent surtout par une bizarrerie heureusement amenée… Près de lui, Lamotte (1672-1731), est le spécieux contempteur des vers et des figures, et de tant d’ornements, dans l’art, regardés comme les entraves de l’idée. Ses fables se ressentent de cette froideur « raisonnable » (L’Enfant et les Noisettes ; La Chenille et la Fourmi, etc…). Les Fables nouvelles de Le Bailly (1756-1832) sont trop diffuses, malgré leur bonhomie et l’élégance du style (L’araignée et le Vers à soie ; Le Boiteux, etc…) ; Le Buisson et la Rose :

   Je laisse après moi bonne odeur,
   Puis-je regretter quelque chose ?

Par ailleurs, Berquin (1747-1791), conteur familier, rend avec une grâce toute personnelle, ― en ses « lectures » ― des sujets pris aux littératures étrangères (L’Ami des Enfants, etc…).

Andrieux (1759-1833), poète comique, est le père du Meunier-Sans-Souci, et autres contes demeurés populaires. On cite de lui, comme classique, l’éloge du Bonheur dans la médiocrité… L. de Jussieu (1792-1866) est connu pour maints ouvrages d’éducation parmi lesquels les Petits Livres du Père Lami, Fables et Contes en vers où le moraliste efface trop souvent le conteur.