Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/158

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
FAM
766

du talent, qui est pour lui une révélation. Il a trouvé désormais l’orientation de sa vie »… Plus et mieux qu’un philanthrope, il se rattache à la lignée des novateurs sociaux dont nous avons marqué les traits. Moins visionnaire que ses devanciers, d’une intelligence plus pratique que spéculative, il fut, plus qu’eux tous, un réalisateur ̶ quelque chose, « toutes proportions gardées, comme le Lavoisier d’une chimie sociale dont ils n’ont été que les alchimistes » (J. Prudhommeaux). Quoique sentimental et anticipateur, c’est un homme positif et pondéré. La mesure froide des possibilités tempère en lui les aspirations du penseur, garde l’homme d’action des dispersions aventureuses. Godin est un illuminé, un croyant de l’espèce la plus digne, qui situe la religion sur le chemin de l’idéal actif et foncièrement humain jusqu’au plus irréel de sa métaphysique. « C’est sur une foi religieuse inébranlable qu’il a construit l’édifice de ses convictions morales et humanitaires » (J. Prudhommeaux). D’un déisme plus kantien que révélé, avec l’hommage de prières toutes philosophiques ; d’une croyance que pénètre, assez avant, la théosophie de Swedenborg, la perspective d’une autre vie où s’emporte seul « ce trésor spirituel dont parle l’Évangile » et où chacun « se trouve en possession d’un organisme adapté au milieu nouveau qui est devenu le sien, et dont les conditions d’existence sont d’autant plus douces qu’il a été, ici-bas, plus préoccupé par tous ses actes du bien de la vie humaine en général » (Documents biographiques), éclaire l’effort essentiel de sa vie. La pensée de ces groupes supraterrestres auxquels ira s’agglomérer, affinitairement, l’impérissable de nos êtres, l’espérance d’aller rejoindre ceux qui, dans la joie du travail continué, poursuivent l’indéfini « développement des facultés intellectuelles et des capacités affectives » maintes fois galvanisera l’énergie de celui qui croit que « pour gagner le ciel l’homme doit commencer par réaliser ici-bas les vraies conditions de progrès physique, intellectuel et moral pour tous les autres hommes et qu’il n’arrivera à ce but que par le travail ». La conviction que « l’homme a reçu la vie pour se perfectionner lui-même et perfectionner tout ce qui l’entoure, afin de tout élever à Dieu » et que « son action, action d’amour et de raison, doit s’étendre de lui à ses semblables et à toutes les créatures terrestres, animales et végétales, pour tout faire progresser dans la vie » magnifie, en don attentif et permanent, la profusion généreuse des actes… Le travail, la plus haute, la plus agissante prière ! La vie, loi suprême, épanouissement divin de l’effort ! Dans l’amour, vers « Celui qui est amour », la progression solidaire ! Voilà, infuse dans les réalités quotidiennes et les animant, transportée, pour l’impulser, au cœur même de la vie sociale, toute la doctrine de la perfectibilité des Saint-Simon et des Reynaud… Que nous sommes loin des pratiques stériles des religions agenouillées ! Et quelle distance ‒ un abîme de sincérité ‒ sépare tous les adeptes d’un christianisme verbal, promenant à travers le monde leurs actes démenteurs, de celui qui fut un exemple de vie droite, conséquente, expansive…

Son industrie laborieusement édifiée, grandissante à la faveur d’Inventions nouvelles, subit le contre-coup des crises périodiques qui montent du volcan mal éteint de la grande Révolution, menacent de leurs éruptions les monarchies provisoires. À travers la tempête des insurrections, par delà les régimes bouleversés et renaissants dont l’instabilité gagne en ondes d’inquiétude le pays tout entier, pilote consommé, il tient debout sa barque menacée, pare au chômage, plante de son rêve les premiers jalons… Proscrites, les idées sociales s’évadent vers le Nouveau-Monde. Considérant emporte au Texas les illusions du Phalanstère. Godin suit de loin les essais passionnés, y jette en partie son avoir. Et leur

échec ne brise pas sa volonté de vaincre. Il éclaire seulement sa méthode, le confirme dans sa résolution de « réaliser lui-même l’ensemble des améliorations qui lui paraîtront compatibles avec l’état des choses et des esprits dans le milieu où les circonstances l’ont placé ». De l’émancipation du travail, sur lequel pèse « la vieille malédiction biblique », Godin voit les étapes et l’épanouissement en dehors des bouleversements où sombrent les patients édifices. De stratégie et de conception son socialisme ne peut, en frère, s’approcher du blanquisme. D’ailleurs, aristocrate, au sens le plus épuré du terme, modelant en artiste les œuvres du cœur et les enfantements du travail, la démagogie, qui est la base tactique d’un communisme encore amorphe, en fait pour lui comme une sorte d’hébertisme économique : la conjuration faubourienne des appétits lésés. Autant que de l’égalisation décevante de son but, il se méfie de l’atmosphère où baignent ses moyens. Ces dispositions « irritées », qu’entretiennent avec complaisance les agitateurs et qui brisent sa ligne d’ordre et d’amour, il en soulève la superficialité. Et, tourné avec inquiétude vers cette « haine du mal » qui n’est pas assez la « science du bien », il redoute les spasmes réacteurs des solutions de la violence…

Avant de réaliser, dans le cadre de la vie familistérienne, le plan de réorganisation sociale qu’il a conçu, Godin entend se livrer à toute une gamme d’expériences préparatoires ‒ qui constituent ce que l’on peut appeler la période d’incubation de l’association familistérienne ‒ qui en aménageront le terrain en même temps qu’elles seront la pierre de touche de ses hypothèses. Même lorsqu’il donnera corps à ses solutions favorites, il les regardera, non comme un terme et une apothéose, mais comme une lueur et un tremplin… Il poursuit la suppression du salariat ‒ c’est-à-dire de cette convention unilatérale dans laquelle l’ouvrier, contre un salaire sans rapport avec la valeur (intrinsèque ou marchande) de l’objet fabriqué, abandonne sur l’œuvre tous ses droits ‒ son remplacement ‒ une organisation où le travail peut récupérer la part qui aujourd’hui lui échappe. Dès lors le résultat de l’effort vient, dans l’estimation, contrebalancer l’énergie dépensée. Et la vente apparaît comme le régulateur d’une rétribution proportionnelle. Par l’association du capital et du travail, le salarié de la veille devient l’auteur et le vendeur du produit en même temps que possesseur des instruments de travail. Mais, admis aux avantages de l’exploitation, il en supportera de même les aléas et les responsabilités. Or, l’entreprise nouvelle, pour résister à la concurrence extérieure, ne peut assurer son rendement par les moyens courants du capitalisme. Si le patron, intéressé unique et direct, descend jusqu’aux plus dures compressions, manie des « atouts » tyranniques, les facteurs d’arbitraire et de coercition sont, de par son caractère, interdits à l’association. En attendant la prédominance, dans les entreprises aujourd’hui rivales, des vertus spécifiques qui, présentement, l’infériorisent dans la lutte pour les débouchés, elle devra, pour sauvegarder son existence même, quantitativement et qualitativement, produire au maximum « faire toujours plus et mieux ». Et voilà, au bénéfice de la collectivité, une anticipation du « taylorisme », d’un taylorisme où le « ressort spirituel » l’emporte sur le « moteur humain » et qui ‒ perspectives chères à Godin comme à Fourier ‒ par les « courtes séances » et « l’alternance des fonctions » qu’il favorise, entrouvre sur l’horizon l’ère du travail attrayant… D’autre part, pour réaliser ce « to do his best », il est indispensable qu’à toutes les phases de la fabrication correspondent des procédés de plus en plus perfectionnés, que l’association soit toujours à l’avant du progrès technique. Il faut aussi que, des ressources de l’homme comme de celles de la matière,