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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/181

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FAS
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moins en vue, ce que l’on emportait de plus positif, particulièrement des coopératives. Puis au milieu de nouvelles décharges, à l’aube, l’expédition retournait à son point de départ, suscitant l’horreur et la terreur sur sa route, dans les bourgs et les villages qu’elle traversait maintenant en plein jour.

Les fascistes partis, arrivait, poussive, sur d’autres camions, la police : agents et carabiniers ! Constatations, enquêtes, interrogatoires. On invitait les victimes à porter plainte ; on leur promettait justice (dans les premiers temps, plus tard, on les arrêtait). Mais personne ne connaissait les coupables, disparus ; les fas cistes de l’endroit, qui ne participaient presque jamais à l’action dans leur propre localité, protestaient, eux aussi, et même publiaient un manifeste pour déplorer les faits, surtout si l’expédition s’était tragiquement terminée dans le sang de quelque assassinat. Dans ce dernier cas, on allait jusqu’à opérer des arrestations qui, presque jamais, ne tombaient sur les coupables et, un peu plus tôt, un peu plus tard, tout finissait par la libération triomphale des accusés, qui rentraient ou acquittés ou simplement relâchés. Quand, par hasard, par contre temps, la police arrivait la première, elle persuadait, parfois, les fascistes de s’en retourner et l’affaire était remise à une autre nuit. Mais, fréquemment, la police se retirait en bon ordre, ou bien assistait, impassible, sous prétexte d’impuissance, aux opérations. Il est arrivé, aussi, que quelques expéditions punitives aient été faites d’un commun accord par les fascistes et la police. Quand les faits prenaient une tournure par trop tragique, quand il y avait plusieurs morts, spécialement dans les grandes villes, alors arrivait de Rome l’ordre… de sauver un peu mieux les apparences. Les coupables étaient arrêtés pour de bon, et restaient en prison quelques mois, au lieu de quelques jours. Mais, finalement, leur libération était toujours assurée.

Parfois, quelque conflit survenait entre les fascistes et la police ou parce que les ordres venus du centre étaient confus et contradictoires, ou parce que la police perdait sa patience de commande ou parce qu’elle était imprudemment attaquée par les fascistes. Mais ce sont là d’exceptionnels épisodes, qui entraînaient la destitution ou le déplacement de préfets et de commissaires de police et des sanctions contre les fonctionnaires. Pendant les derniers temps, peu avant la marche sur Rome, les expéditions de grand style se combinaient entre le fascisme et l’autorité, soit à la Préfecture, soit au bureau de police, soit même à la caserne des carabiniers, ainsi qu’il advint dans certaines régions plus rebelles : en Romagne et dans les Marches. À Ancône, en 1922, le plus important de l’action fut exécuté par les carabiniers et les agents de police. Les « subversifs » étaient déjà dispersés quand arrivèrent les fascistes, dont plusieurs étaient des carabiniers qui avaient échangé la jaquette et le calot contre la chemise noire et le fez, mais avaient conservé le pantalon d’uniforme et sortaient, ainsi costumés, de leur caserne.

Le peuple aurait voulu résister au flot montant de barbarie, mais il y fut impuissant. Il serait trop long d’expliquer pourquoi ; mais la première cause de son impuissance fut celle même qui, en 1920, avait permis qu’il soit chassé des fabriques occupées : c’était le manque de confiance en ses propres forces, inoculé par la politique parlementaire réformiste des uns et par le révolutionnarisme fataliste et discoureur des autres. Il fallait avoir patience, faire preuve de constance, lui disait-on du côté des politiciens ; le phénomène ne pouvait durer, il finirait de lui-même. L’organisation manquait donc, même chez ceux qui désiraient et tentèrent la résistance. Ici un village, un bourg pensait se sauver par soi-même, on armait des bataillons, on préparait des munitions, on restait en sentinelle,

jour et nuit pendant une semaine ou un mois, puis, quand on pensait le péril conjuré et que la vigilance cessait, par une néfaste nuit, ce village, ce bourg, eux aussi, étaient « conquis ». Beaucoup, même parmi les plus audacieux, étaient désarmés par le système de représailles adopté par les fascistes : ceux-ci ne se contentaient pas de s’en prendre directement à qui leur résistait, mais ils envahissaient les maisons, les saccageant, bâtonnant, tuant quelques fois ceux qu’ils y rencontraient, ou ils recherchaient et massacraient les amis et les camarades de leurs adversaires, même passifs et inoffensifs.

Des expéditions punitives ont été entreprises uniquement comme représailles : les « squadristi » ( « squadristi », de « squadra », escouade), membres des bandes adonnées au terrorisme, les plus violents, les plus féroces, appelés par télégrammes souvent des plus lointaines régions de l’Italie, pour y prendre part, étaient parfois spécialement enivrés d’alcool ou de cocaïne.

Alors, dans les régions qui avaient eu le tort, quelques jours plus tôt, de se défendre contre une première expédition et de contraindre les fascistes à fuir en laissant quelqu’un des leurs sur le terrain, se déroulaient des scènes de sauvagerie inouïe, véritables massacres, tels que ceux de Toscane. Quelquefois, les représailles étaient une feinte, un prétexte. On prétendait à une provocation où il n’y en avait pas eu, ou bien, comme pour les massacres de Turin, (décembre 1922), et de Spézia, (janvier 1923), on assassinait les victimes désignées à la suite d’une rixe, pour motifs d’ordre privé ou pour affaire de femmes (Turin) ou survenue entre fascistes et fascistes (Spézia).

Toute cette lutte dirigée contre les partis et les institutions populaires, contre les collectivités, s’étendant souvent à des régions entières, était constituée, précédée et suivie par la méthodique chasse à l’homme, au subversif, à l’adversaire, avec l’usage du bâton si particulièrement révoltant en Italie, où vit encore le souvenir des dominations étrangères, du temps où les policiers tudesques et croates bâtonnaient les patriotes lombards-vénitiens. Dans les plus petites bourgades comme dans les grandes villes, il y avait des escouades d’assommeurs, souvent des dilettantes, qui se chargeaient gratis, de bâtonner les adversaires du fascisme, (seules, les escouades régulières recevaient une solde). Quelquefois, les bâtonnades étaient ordonnées par le « fascio » local ou par celui du chef-lieu ; quelquefois, par Rome. Alors les victimes désignées étaient assaillies et égorgées ou assommées de jour ou de nuit, à l’endroit même, quel qu’il soit, où elles étaient rencontrées.

Souvent aussi, on bâtonnait par divertissement, sur l’initiative de tel ou tel fasciste, par antipathie, par erreur, etc…, ou encore, par vengeance personnelle, par intérêt privé, par mandat de Pierre ou de Paul. L’escouade volante commençait sa tournée le soir, tard ou dans les rues les plus solitaires, et malheur à l’adversaire du fascisme ou simplement à la figure suspecte qui la rencontrait. Cafés et auberges fréquentés par les subversifs, étaient fréquemment envahis, saccagés, et patrons et clients bâtonnés.

Si, au centre des grandes villes, on avait encore une certaine sécurité, dans les faubourgs, dans les petites villes, les villages et les campagnes, c’était la terreur. Il suffisait de donner la moindre activité à n’importe quel mouvement opposé au fascisme, de recevoir des journaux antifascistes, etc…, pour être sûrement désigné au bâton et obligé à l’exil ; pour en courir le risque, il suffisait de ne pas être fasciste ou d’avoir un passé révolutionnaire, même si l’on gardait le silence et si l’on s’abstenait de toute activité politique. Pendant les deux ou trois premières années, s’était établi l’usage infâme d’humilier certains adversaires particu-