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FIN
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le fait si judicieusement remarquer le grand sociologue allemand, de se livrer à de grandes entreprises industrielles et commerciales sans le concours de capitaux extérieurs. Les capitaux disséminés sont impuissants ; centralisés, ils sont une force, mais une force surtout pour ceux qui les gèrent, qui les administrent, et c’est la finance qui remplit ce rôle. Nous disons donc que plus une société est industrialisée, et plus son commerce est étendu, plus la circulation de l’argent est nécessaire, plus sa centralisation est indispensable et plus le règlement des affaires exige — en société capitaliste naturellement — le concours de la finance.

Il fut un temps où le petit commerçant, le petit artisan, le petit paysan, qui avaient réalisé quelques économies, les conservaient jalousement au fond de leur « bas de laine ». Ce temps n’est plus. Aujourd’hui, et surtout depuis la guerre, chacun veut jouir brutalement, rapidement, et goûter les plaisirs que procure la richesse. C’est la course à l’argent, et la finance offre aux avides des possibilités de s’enrichir… ou de se ruiner. Avec l’espérance de toucher de gros dividendes, chacun se démunit de son pécule, le livre à la finance, qui en dispose, qui le gère, qui l’exploite. Du jour où l’individu s’est séparé de son argent pour le remettre entre les mains du financier, ce dernier devient à ses yeux un Dieu. Toucher à l’argent est un crime, toucher au financier en est un autre. Conçoit-on alors la puissance de cette organisation, qui est soutenue par tous ceux qui possèdent en leur portefeuille — et ils sont nombreux — une valeur de 100, de 1.000, ou de 10.000 francs ?

En 1896, Urbain Gohier écrivait un pamphlet sur l’argent, dont nous extrayons ces lignes :

« Le Parlement peut tout ; mais il ne peut toucher à l’argent. Les citoyens soumettent à mille investigations humiliantes tous les actes de leur vie et toutes les parties de leur foyer ; mais ils dissimulent leur argent avec une indomptable énergie. Ils ouvrent leurs caves et leurs magasins aux gabelous, aux rats de caves ; leurs habitations, leurs meubles, aux juges et aux mouchards ; ils déclarent leurs mariages, la naissance de leurs enfants, le décès de leurs proches, leurs ventes, leurs achats ; ils énoncent leurs voitures, leurs chevaux, leurs chiens, leurs billards, leurs bicyclettes ; placés pendant vingt-cinq ans sous la surveillance de la haute police, et numérotés sur des registres, comme des forçats, ils ne peuvent quitter leurs maisons sans avertir les gendarmes ; ils écrivent sur les feuilles du recensement leur confession générale. Mais le chiffre de leur revenu doit demeurer impénétrable… »

« …On a pu violenter ce qui leur restait de cœur et de conscience ; outrager leur Dieu, traquer leur religion, détruire leurs libertés essentielles, décimer leurs enfants : ils n’ont rien dit ; on a voulu mettre un impôt sur la rente et connaître le chiffre des fortunes : ils ont résisté. Leur corps n’a point de pudeur, et leur âme point de dignité ; ils ne gardent le respect ni de leur personne, ni de leur foyer ; mais ils respectent leur argent ; la dignité de leur argent, la pudeur de leur argent ne sauraient souffrir une atteinte. » Et c’est, hélas, vrai. Or, tout cet argent, est entre les mains de la finance. Il n’est donc pas étonnant que la finance soit chose sacrée et qu’elle exerce une influence considérable sur la vie économique des sociétés. »

Nous avons dit plus haut que la finance était étroitement liée au commerce et à l’industrie. C’est elle, en effet, qui engage dans les entreprises industrielles et commerciales de haute envergure les capitaux qu’elle recueille en se réservant, naturellement, une part de bénéfice. Est-il utile d’ajouter que c’est la part du lion ? D’autre part, la liaison est tellement étroite entre la finance, le commerce et l’industrie, que nous retrou-

vons à la tête de ces trois institutions les mêmes dirigeants, les mêmes groupes de capitalistes.

Dans l’étude de J. Poirey Clément, sur Schneider et le Creusot, nous lisons ceci : « Les grands industriels de la sidérurgie française, les Schneider et les de Wendel, ont compris que, malgré leurs capitaux personnels, ils devaient, pour se garantir dans leurs entreprises et donner de l’extension à celles-ci, s’appuyer sur les financiers. C’est pourquoi ils s’allièrent à l’Union Parisienne, cette autre banque du Comité des Forges, qui permit à Schneider la mainmise sur les entreprises minières et métallurgiques de l’Europe Centrale et aux de Wendel, déjà propriétaires des « Steinhohlenzeche », de Ham (Westphalie), d’acquérir le contrôle de la Hohenlohe Werke A. C., située en Silésie, dans les districts Nord et Sud de Kattowitz et designer un contrat avec H. Stinnes, pour le coke.

Ce qui se produit en France, se produit également dans les autres nations, sur la même échelle, car la finance n’a d’autre but que de centraliser, — nous l’avons déjà dit —, les capitaux, au profit et au bénéfice de certains groupes capitalistes. Comment s’opèrent ces bénéfices ? Chacun sait ce qu’est une société par actions. Les sommes sont souscrites dans le grand public par les établissements financiers et la répartition des bénéfices se fait chaque année, chaque souscripteur recevant une somme de dividende relative au nombre d’actions souscrites. En soi, l’opération n’a rien d’irrégulier ni d’amoral — si nous nous plaçons sur le terrain de la bourgeoisie — et serait honnête si elle s’accomplissait avec la simplicité signalée. Mais ce n’est pas ainsi que l’opération se traite. Toujours dans la brochure de Poirey Clément, nous puisons un exemple sur le trafic des requins de la finance : « Récemment, le capital des Etablissements Schneider et Cie, qui était de 50 millions, a été porté à 100 millions, par la création de 125.000 actions de 400 francs, dont une moitié est souscrite par divers groupes. (Lisez : réservée aux administrateurs et à certaines banques et firmes industrielles, qui recevront des titres, sans fournir de capitaux, et l’autre offerte aux actionnaires actuels à 1.150 francs, à titre irréductible ou à titre réductible, à raison d’une action nouvelle pour deux anciennes possédées, et ultérieurement, au public, à titre réductible, dans la mesure des disponibilités laissées par l’exercice des droits des actionnaires actuels). Ce qui revient à dire que l’augmentation de capital de 50 millions de francs équivaut à un apport de 25 millions de francs d’argent neuf, et qu’en réalité, si 50 millions de francs de titres ont été distribués, 25 millions de francs de ces titres ont été donnés à certaines banques ou à certains administrateurs, qui, sans avoir versé un sou, participeront à la répartition des bénéfices. C’est légal, c’est normal, il n’y a rien à dire, c’est l’escroquerie autorisée.

Si le commerce et l’industrie ont besoin de la finance pour exercer leur exploitation, la finance n’a pas moins besoin du commerce et de l’industrie, pour se livrer à ses louches entreprises. Dans l’organisation du vol légal, ces éléments d’activité capitaliste se complètent.

Il n’existe pas un individu, aussi dépourvu de bon sens, aussi naïf soit-il, qui consentirait, par exemple, à échanger un billet de 100 francs pour une somme de 50 francs. Pour faire accepter une telle opération à son client, la finance est obligée de se reposer sur le commerce et l’industrie et de faire entrer dans ses opérations le facteur marchandise. « Échanger, dit Karl Marx, 100 louis, je suppose, contre 100 louis, serait une opération assez inutile, le mouvement (argent-marchandise-argent) ne peut donc avoir une raison d’être que dans la différence quantitive des deux sommes d’argent. Finalement, il sort de la circulation plus d’argent qu’il n’en a été jeté ; la forme complète de ce mouvement