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tions, beaucoup à corriger de nos réponses. Et il démolira, de ses imprévus problèmes, la hâte de nos solutions. Et maints fétiches, dans nos crânes, tout charpentés de dialectique, s’abîmeront, poussière, sous sa chiquenaude naïve. Écoutez-le surtout, vous qui cherchez dans l’enfance du peuple la voix de son histoire. Vous sentirez comment « les peuples enfants ont dû narrer leurs dogmes en légendes et faire une histoire de chaque « vérité » morale… Car l’enfance n’est pas seulement un âge, un degré de la vie, c’est un peuple, le peuple innocent » (Michelet). Développer le jugement ? « Il y a pour cela la manière d’Homère qui n’avait point de livres… Ni Thucydide non plus, car il n’aurait eu ce sens si vrai et si profond : cela ne s’apprend point dans les écoles » (P.-L. Courier)… Et, de grâce, vous qui conservez quelque passion d’art et le souci d’un vrai vivant, et les voulez largement, librement animés, ne tuez pas, avec vos ouvrages assommants ou futiles, vos nomenclatures sans flamme, vos récits fourbes et cuisinés, vos histoires sauvages et menteuses, l’attachement aux claires et pleines sculptures intérieures qui réagissent sur le monde en beauté ; ne découragez pas la saine, la lente, patiente construction de l’humain. Laissez plutôt sans aliment l’envie de lire. Portez l’attention de l’enfant vers les formes animées de la vie. Laissez aux adolescences trop liseuses encore mais déjà plus sûres, laissez à l’homme mûr le soin de remuer les natures mortes des bibliothèques. Nous traînons bien assez de cadavres en nous… ; « L’école », hors des murs ! Les livres, loin de l’enfant !

Que met-on, en fait d’histoire, dans les manuels ? Qu’entre-t-il, à la faveur des programmes, dans les cerveaux ? Son pourquoi va nous le dire… Si je consulte les textes officiels, j’apprends qu’elle a pour but de « faire acquérir des connaissances et former le jugement et le patriotisme »… On commence à gaver les tout petits avec la bouillie des biographies. On les entretient de César, de Vercingétorix, du grand Charlemagne et de Jeanne d’Arc… Des récits témoignent de leurs hauts faits et de leurs vertus glorieuses. On procède — venez dire après cela que l’enseignement manque de vie —selon la forme anecdotique. Voici Duguesclin, enfant querelleur, batailleur… Quel est l’enfant qui résistera au désir de faire ce qu’il a fait ? Le plus brutal se croira un héros. Tout à l’heure, à la sortie, il réunira ses camarades pour jouer à la guerre. Ainsi se développeront les instincts belliqueux de l’enfant… « L’histoire lui apporte, dans les horreurs commises autrefois, comme une excuse à ses petites méchancetés. Homme, il abritera derrière les mêmes précédents les actes les plus injustes et les plus révoltants »… Et voilà un coin de la moralité. L’éducation historique n’est pas toujours aussi attristante. Elle prend quelquefois une allure comique. « Un jour, dit un instituteur, j’interrogeais mes élèves sur ce même Duguesclin. L’un d’eux récitait : « Le roi lui donna une armée pour faire la guerre aux « Anglais ». Armée ! Quelle belle réponse. Je complimentai mon petit prodige. J’eus cependant un soupçon et je questionnai : « Mais qu’est-ce que c’est qu’une « armée ? » Il me répondit : « Monsieur, c’est un bâton avec un fer au bout. » Et voilà pour le jugement… « Le résultat de tant de figures évoquées, me disait un autre instituteur, c’est qu’à la fin de l’année, les élèves n’ont retenu que quelques noms qui ne représentent guère pour eux. Et un an après avoir quitté l’école, il ne leur en reste heureusement plus rien. » En tant que connaissance, quelquefois peut-être, mais comme empreinte !…

Plus tard, l’enfant verra revivre les Louis XI, les Richelieu, toute la kyrielle des souverains, des ministres et de leurs œuvres (pourquoi n’y joint-on pas les favorites ? Elles ont eu leur rôle), les guerres de Louis XIV et des Napoléon… Et, bien entendu, comme en géogra-

phie, il n’y a que la France qui compte. Et que ce soit Clovis, Henri IV ou Bonaparte, c’est toujours « la cause de la France » qui se confond avec celle des princes et l’enfant qui doit en être, à toutes les époques, solidaire. C’est toujours la patrie — agrégat laborieux d’éléments dissemblables — même avant la guerre de Cent ans, quand seulement l’idée n’existait pas. Et certes, par-delà le défilé artificiel des pouvoirs successifs, l’échelonnement des lignées de droit divin et les compétitions des couronnes et des États, l’arbitraire sanglant des guerres et des remaniements de territoire, rien ne bruit du grouillement inarticulé des bas-fonds de servitude. A travers le heurt brillant — factice souvent — des ambitions d’en haut ne transparaît pas la séculaire compression, la vie latente et l’effort de l’humanité d’en bas. L’histoire peut-elle d’ailleurs connaître — nous l’avons vu — les mille imperceptibles manifestations de tant d’obscures activités ? Et si les faits saillants, qu’elle étudie comme décisifs, en sont parfois comme la synthèse explosive, ne sont-ils pas souvent de simples accidents qui se superposent à elles et entraînent toute une série d’événements sans entamer les profondeurs ? Ne sont-ils pas même, en maintes occasions, de simples éclats voisinants ?… L’histoire peut-elle être véridique ? Et même est-elle possible ? Problème troublant… Et pourtant, quand des hommes mûrs et documentés, impuissants à démêler les raisons secrètes de tant d’actes confus, sont travaillés de ce doute, l’école a la prétention de « faire de l’histoire » !…

Dans la majorité des ouvrages classiques, tant de faits cités dans le programme sont mentionnés. Dans plusieurs livres récents, on s’attache moins aux dates et aux menus détails, on substitue des récits aux nomenclatures, on introduit des aperçus des « progrès de la civilisation »… Ces essais, du reste, sont davantage une révision de la manière qu’une modification de l’esprit. « Sans doute, dit une Introduction, ce serait fausser l’histoire et peut-être briser l’un des ressorts du courage que de supprimer l’histoire des batailles… Mais on conviendra qu’il est inutile de remplir la mémoire de noms aussi vite oubliés qu’appris ». Histoire allégée, soit, mais encore conventionnelle, où seule la violence est admirable… qui a réussi. La prise de la Bastille — insurrection qui porte au pavois le Tiers-État — sera apologie. Mais les insurgés de Juin seront de « malheureux égarés », la Commune un « souvenir douloureux », et les anarchistes d’aujourd’hui des « criminels ». Des histoires, au service d’un régime… Leur intention n’est pas, du reste, d’atténuer les mauvais effets de l’enseignement historique mais, en jetant par-dessus bord le superflu, en évitant un encombrement qui empêchait que soient retenues les notions jugées essentielles, de permettre à cet enseignement de laisser trace durable dans les cerveaux, de mieux influencer ultérieurement les individus. Ils répudient parfois le chauvinisme, patriotisme exaspéré et intempérant qui se mime par ses excès mêmes, mais c’est pour entretenir « silencieux, vrai, actif » un patriotisme autrement profond et redoutable. Leurs « audaces » d’ailleurs sont goûtées en haut lieu. Leur histoire ne réalise-t-elle pas ce dessein de « faire comprendre (pardon : apprendre !) à l’enfant du peuple la patrie française, de la lui faire aimer et de le préparer à bien l’emplir ses devoirs civiques » en tenant compte que « pour atteindre ce but, il est nécessaire de ne présenter à son esprit que les grands faits, ceux qui comportent ces leçons de patriotisme, et cela de telle sorte qu’il s’en souvienne toujours, car le patriotisme, comme disait Duruy, est surtout fait de souvenirs ? » Si vous demandez, en définitive, pourquoi l’école officielle se cramponne à « son histoire », ne cherchez pas ailleurs que dans la nécessité d’entretenir « le culte de la Patrie ». A peine l’enfant entreverra-t-il, parmi les carnages d’épopée et les racontars de courti-