Aller au contenu

Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/391

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
IND
999

Aujourd’hui, c’est surtout par la façon dont ils dirigent la critique de la volonté et la critique du désir que je classerai les divers individualismes qui m’intéressent… Lorsque je me demande ce que je suis, les réponses que je fais sont différentes suivant le moment ou suivant mon tempérament. Historiquement je crois distinguer quatre réponses principales. Je puis prendre parti pour la vie, comme dit Nietzsche, ou je puis prendre parti pour l’humanité. Je puis répondre « Je suis un vivant » ou « Je suis un homme ». Vous devinerez sans peine que, selon que je ferai l’une ou l’autre de ces réponses, mon individualisme sera très différent. Mais, lorsque j’ai répondu « Je suis un vivant » ou « Je suis un homme », je ne suis pas au bout de mes hésitations. Ceux qui se répondent « Je suis un vivant » se demandent quelle est la plus profonde volonté du vivant, la plus profonde tendance de la vie — car c’est cela qu’ils veulent réaliser. Ceux qui se répondent « Je suis un homme » se demandent quelle est la caractéristique de l’homme, ce qu’il y a de plus particulier dans l’homme, de plus humain, de plus noble — car c’est cela qu’ils veulent réaliser. Schématiquement, nous pouvons trouver encore, chez les uns et chez les autres, deux tendances différentes.

Les individualistes de la vie, de la volonté de vie, les individualistes du plus profond, comme les individualistes de la volonté d’humanité, les individualistes du plus noble, se divisent les uns et les autres en deux catégories. Quand-je dis « Je suis un vivant » et que je me demande ce qu’il y a de plus profond chez le vivant, si je m’appelle Nietzsche ou, vingt-quatre siècles auparavant, si je m’appelle Calliclès, je réponds : « Ce qu’il y a de plus profond chez le vivant, c’est la volonté de puissance, la volonté de domination. » D’autres disent : « Ce qu’il y a de plus profond dans le vivant, c’est l’amour du plaisir. » Pour la simplicité de l’exposition, sans nous préoccuper des détails et sans chercher à classer selon l’époque ou selon l’étage, nous appellerons nietzschéisme — parce que Nietzsche est le plus célèbre parmi ceux qui ont pris ce parti — l’individualisme de la volonté de puissance ; et nous appellerons épicurisme — puisque Épicure est le plus célèbre de ceux de cette tendance — l’individualisme de l’amour du plaisir… Ceux qui ont dit : « C’est un homme que je veux être » se divisent aussi en deux tendances. Les uns veulent qu’en eux ce soit la raison qui domine, les autres que ce soit le cœur. Ici aussi, sans nous occuper des époques, nous appellerons stoïciens ceux qui songent à se conduire suivant leur raison, et nous appellerons les autres tolstoiens.

Voici donc quatre formes de l’individualisme éthique bien différentes, au premier aspect du moins, entre lesquelles nous trouverions bien des formes intermédiaires. Nous pouvons distinguer : volonté de puissance, volonté de plaisir, volonté de raison, volonté de cœur. L’une ou l’autre de ces formes de l’individualisme nous paraîtra-t-elle décisivement supérieure ? nous paraîtra-t-elle tout à fait complète ? Y en a-t-il qui réponde entièrement à nos désirs ?

Le nietzschéisme, l’individualisme de la volonté de puissance, au moins à le prendre grossièrement, n’est individualiste qu’au départ… À qui ne respecte pas — disais-je un jour à des nietzschéens qui me refusaient le titre d’individualiste — tous les individus, je refuse le nom d’individualiste. Or, le nietzschéisme ne respecte pas tous les individus. Morale de maître, il admet nécessairement des esclaves. Nietzsche a dit lui-même insolemment : « Pour tout renforcement, pour toute élévation du type homme, il faut une nouvelle espèce d’asservissement. » Et il demande à plusieurs : « Es-tu quelqu’un qui avait le droit de s’échapper d’un joug ? Il y en a, qui perdent leur dernière valeur en quittant leur sujétion. » Le nietzschéisme écrase un certain nombre

d’individus ; il ne respecte pas tous les individus ; en un certain sens, il renonce à l’individualisme… Mais le maître lui-même restera-t-il un individu ? Le maître dépend de l’image que l’esclave se fait de lui ; il ne reste le maître qu’à condition de frapper l’esprit de l’esclave soit de terreur, soit d’amour et de le tromper. Cette nécessité ne le fait-elle pas dépendant et esclave de tous les esclaves ?

Auguste, l’un des hommes les plus habiles dans la morale des maîtres, dit sur son lit de mort : « Applaudissez, mes amis, la comédie est finie. » Est-ce que vous croyez qu’un homme qui, toute sa vie, joue la comédie, est un homme libre ? Croyez-vous qu’il soit un individu ? Rien ne fausse notre pensée comme le mensonge à notre pensée. Celui qui essaie d’exprimer exactement, qui essaie de dire sa pensée vraie, a beaucoup de peine à ne pas la déformer dans l’expression. Croyez-vous que celui qui s’applique à la déformer dans l’expression ne la déformera pas ensuite dans la réalité ? Croyez-vous que son mensonge ne dévorera pas sa vérité et que son masque ne rongera pas son visage ?… L’individualiste de la volonté de puissance, s’il se joue dans l’abstrait, je ne sais ce qu’il devient, — Nietzsche n’a jamais fait de politique, — mais, s’il se joue dans le concret, s’il essaye de vivre sa doctrine, il devient le plus servile des hommes, l’esclave de tous ses esclaves. Le nietzschéisme ne me satisfait pas puisqu’il me rend moins individu que bien des doctrines qui ne se croient pas individualistes. Vais-je trouver le salut ou du moins une satisfaction plus grande dans l’épicurisme, dans la doctrine de la volonté de plaisir ?

S’il s’agissait de courir au plaisir dès qu’il se montre, de courir à n’importe quelle volupté, je serais encore bien esclave. Je me jetterais souvent sur un appât qui cacherait un piège et déclencherait un ressort de douleur ; je passerais ma vie dans les regrets, dans l’inquiétude, dans les tourments. Mais aucun individualiste n’a entendu ainsi l’amour du plaisir. Le plus ancien historiquement, le fondateur de la doctrine, Aristippe, déclare déjà que la grande vertu du philosophe est la maîtrise de soi. Il disait : « Je possède Laïs : elle ne me possède pas. » Cette maîtrise de soi peut créer une certaine liberté et un individualisme durable… Épicure va beaucoup plus loin. L’analyse des désirs telle qu’Épicure l’a faite est un des chefs-d’œuvre de la philosophie de tous les temps. Épicure distingue en nous trois sortes de désirs. Les uns sont naturels et nécessaires, comme le besoin de manger ou comme la soif. D’autres sont naturels sans être nécessaires, comme le désir de varier mes aliments. D’autres enfin ne sont ni naturels ni nécessaires, comme le désir de porter un bout de ruban à sa boutonnière ou d’asseoir ses fesses sur un fauteuil d’Académie.

Épicure nous dit : Il faut satisfaire les désirs naturels et nécessaires. En les satisfaisant nous obtenons des plaisirs absolus, des plaisirs qui ne peuvent pas être augmentés. J’ai faim et je mange selon ma faim ; j’ai soif et je bois selon ma soif : voilà des plaisirs inaugmentables. Mais si nous nous en tenons aux désirs naturels et nécessaires, il faut si peu de chose pour être heureux. Les désirs naturels et non nécessaires, comme l’amour, comme le goût de la variété dans les aliments ou les boissons, ne nous donnent pas un plaisir réel ; ils apportent de la variété dans le plaisir, mais ne créent pas de plaisirs nouveaux. Il faut les satisfaire quand l’occasion nous offre facilement leur objet ; il faut les mépriser dès qu’ils nous engageraient dans quelque embarras et dans quelque difficulté… Les désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires sont nos ennemis. Ceux-là, il faut nous en débarrasser complètement. Sans quoi nous ne pouvons espérer aucun bonheur ni aucune liberté… Cette méthode, dit Épicure, nous rendra heureux autant que peuvent l’être les dieux que nous ima-