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diversification, mais à une sorte de concentration, à cette unité morale chère à Durkheim, comme à Bouglé, et dont certaines orthodoxies socialistes rêvent d’être bientôt les héritiers. Si la pédagogie était capable d’exercer l’empire que lui accordent ses thuriféraires, une telle éducation aboutirait à créer, dans le type social, une véritable ossification de l’humanité. Elle établirait « sur les âmes », dans sa rigueur attendue, une suzeraineté plus forte que les contingences… L’instruction publique, si elle ne parvient (heureusement pour l’avenir humain) à assurer l’éternisation des systèmes, en fortifie cependant la durée. Elle travaille (en dépit de propos humanitaristes, écho d’un sentiment flou qui fait — en son sens officiel — à peine l’école buissonnière hors de la nation) à consolider le régime du moment, car « chez nous, comme dans la cité antique, l’éducation doit défendre l’institution politique. » (E. Durkheim). Elle exaltera donc parmi nous l’idéal étatiste et disciplinera, vers lui, l’individu…

Dès lors, « le but de l’éducation est de prévenir l’originalité et de réduire l’exception… Elle s’efforce de faire triompher les ressemblances sur les différences. » (Palante). Qu’il s’agisse de « l’éducation mnémonique » (le passé envahissant la vie par les chemins de la mémoire), de « l’éducation intellectualiste » (par l’instruction, cette momification de la connaissance, cette ivraie de la culture, alourdissement des dogmatismes sociaux), de « l’éducation mécanique » (par le « dressage social des réflexes », inhibition des réactions contraires au milieu), la conjonction de tous les mouvements de l’éducation générale se fait dans le plan de l’obéissance et du respect. Elle moralise les masses sous le signe de « l’ordre établi », façonne l’individu aux volontés du groupe, fixe en lui la passivité, met son poli justificatif aux vertus de « l’homme-machine »…

Il s’agit de couler, dans le moule civique, tous ces embryons d’individualité, de pétrir ces éléments du tout national, parties immolables à la seule unité vivante, composants infimes à la merci du composé souverain, il s’agit de jeter l’unique réel en pâture au social… « Une nation, dit, quelque part Léon Bourgeois, paraphrasant Gambetta, c’est un être vivant de la vie la plus haute, et c’est à sa survivance que chacun doit subordonner, sacrifier au besoin son existence particulière. » L’individu n’intéresse que comme fonction de la patrie et se doit a son triomphe… Aussi, surenchère qui devait achever le prestige de l’Empire, l’enseignement populaire n’est qu’un prêt, non sans usure. L’œuvre d’une politique doit rendre en bénéfice à la vitalité d’un système. Et l’État doit « tirer des sacrifices qu’il s’impose un résultat conforme à ses desseins. » (T. Steeg).

La théorie de la société supérieure à l’individu n’est que l’escalier commode de la domination pour ceux qui se jugent les maîtres ou ont l’espoir de le devenir un jour prochain. Et l’ironie de M. Clemenceau pouvait le rappeler à ceux qui — partisans de leur monopole d’enseignement, — gémissaient jadis sous le monopole de l’Église : « C’est bien la doctrine de l’absorption totale, sans réserve et complète de l’individu dans la corporation. C’est l’idéal de la Congrégation que vous reprenez à votre compte. » Ils le reprennent à leur profit, sans s’embarrasser, comme ils le disent, de « scrupules de libéralisme qui ne seraient pas de saison ». Et s’ils triomphent, l’État, cet insaisissable tyran, qu’animeront tour à tour des âmes contradictoires, enchaînera, — d’absolu — l’école a sa raison. L’entité collective s’amplifiera. Et se multiplieront encore les manœuvres de la pensée dans une « république de bons élèves ». Plus que jamais, l’école de parti fera la guerre à l’esprit d’individualisme, « cette barbarie d’une nouvelle espèce qui s’avance en parlant de progrès et qui n’est au fond que le bouleversement de tout l’ordre social, comme aurait dit M. de Salvandry. Car, si c’est avant tout dans

l’énergie du pouvoir, c’est aussi dans l’instruction primaire qui, de bonne heure, assainit et moralise, qu’on trouvera une barrière solide contre ces envahissements »…

Lorsque, après sept ans, quelquefois plus, l’école livre l’enfant à l’existence, quel est-il ? Qu’a-t-elle libéré, éclairé en lui ? A-t-elle contrecarré les forces mauvaises de l’hérédité, de la famille et du milieu social ? A-t-elle dégrossi, épuré ce minerai ? L’a-t-elle dépouillé de sa gangue ? La larve rampante et sommaire a-t-elle, sous ses auspices, consommé son évolution, et le papillon s’essore-t-il, d’un vol sûr, parmi l’espace inexploré ? Où donc est-elle la personnalité rêvée, avec son allure propre, un fond bien à elle, et qui se meut avec aisance, loin des lisières du convenu ?… Je n’aperçois, quittant la maison inhospitalière, qu’une épave hésitante qui cherche, à tâtons, le pavé dur de l’avenue sociale et s’efforce de régler sa marche à la cadence de ses sœurs. J’en vois dix, j’en vois des centaines que roidissent les mêmes transes et qui font des gestes pareils. Non, ce ne sont pas des hommes dont le brutal du jour cligne ainsi la paupière : rien que de la masse, des fragments d’humanité qui n’existent que par l’agrégat et qui appareillent, sur la foi du même gouvernail, vers des mirages identiques… Les lourds stigmates d’autorité, qui, dès le berceau, déforment leurs fronts, l’école les a scellés plus avant !… Les uns, la grande cohue, s’en vont aux bas-fonds de l’effort, n’espérant jamais plus que l’idéal des bêtes. Ce sont les simples, acharnés et douloureux. L’affairement ployé de l’ergastule que n’interrompt — hissement hideux — une montée avide d’arriviste… Les autres s’avancent à mi-côte. Ce sont les fonctionnaires. C’est l’armée de domestiques prétentieux qu’on appelle des bureaucrates, dont toute l’ambition est de se consumer petitement, de promotion en promotion (conquises, comme jadis, sur le dos du voisin) jusqu’à la retraite, apogée du gâtisme… Et là-bas, ces disséminés, en marge de la foule, à l’écart des dieux, en retour vers la conscience d’eux-mêmes, ce sont les natures d’élite, les rares dont la trempe intime a résisté au dissolvant primaire, en train de désapprendre et de se refaire un esprit neuf. Ils effacent à présent l’empreinte première et dégagent leur moi comprimé. Ils frayeront tout à l’heure, à travers bois, leurs sentiers respectifs, ayant ressuscité l’initiative. C’est l’avant-garde humaine, redoutée des uns, méprisée de tous.

Est-ce que l’éducation s’inquiète de l’Olympe individuelle ? A-t-elle d’autre ambition que le versant de la montagne où paissent les troupeaux ? Et ne suffit-il pas que les moutons, tentés par une poignée d’herbe fine ou craintifs à la houlette, et s’excitant l’un l’autre à la gourmandise, broutent de concert la même pâture et, la saison close, redescendent dociles aux abattoirs des plaines ?… Si la bourgeoisie a donné au peuple les rudiments de l’instruction, c’est peut-être, comme disait Proudhon « pour que les natures délicates puissent constater, en ces travailleurs voués à la peine, le reflet de l’âme, la dignité de la conscience ; par respect pour elles-mêmes, pour n’avoir pas trop a rougir de l’humanité »… D’autre part, si la ploutocratie a besoin, pour lutter et s’accroître, de ce « mal nécessaire » qu’est certaine instruction des humbles, elle sait où l’entraîne ce don périlleux. Et elle s’attache à le limiter à l’indispensable. Qu’il sorte de l’école ce tissu de médiocrités qu’on appelle un « bon travailleur », un « bon citoyen », un « bon soldat », un « bon chef de famille »… et de leur avance les « régimes d’ordre » retirent le maximum de jouissance et de sécurité avec le minimum de risque…

Tous les esprits larges conçoivent que le devenir humain est un leurre s’il n’a pour base la liberté éducative de l’individu naissant Et non seulement ils se refusent à mêler l’enfant aux passions, aux luttes du moment, mais s’imposent le recours aux seuls moyens qui