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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 2.djvu/403

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partie, compensée par des gains potentiels. Ces gains, cependant, ne seront réalisés que si la classe ouvrière prend le contrôle des procédés de production et de distribution, si elle les dirige pour l’avantage de tous et non, comme à présent, pour le profit de quelques-uns.

Bien des romans ont été écrits, même dans des traités économiques, sur la joie de créer du travail journalier dans le temps jadis. Il est pourtant douteux que le tailleur qui cousait pendant douze ou quinze heures par jour dans une sombre boutique, faisant toujours le même genre de vêtement, ou le tisserand qui travaillait chez lui tard dans la nuit, tissant d’une façon monotone des mètres et des mètres de drap, pour une misérable pitance, trouvaient beaucoup de « joie créatrice » dans leur travail ennuyeux effectué à la main. L’ébéniste et l’imprimeur de ces temps-là travaillaient dur pour gagner une pauvre existence, devaient généralement suivre la mode du jour aussi servilement que le fait la machiné aujourd’hui. Ils créaient le plus souvent des objets d’un goût atroce, qui n’auraient pu réjouir le cœur d’un vrai artiste et qu’on n’estime aujourd’hui que parce qu’ils sont rares ou qu’ils ont une valeur pécuniaire. Il est temps de cesser de vouloir rendre poétique l’artisan du « bon vieux temps » et de voir sa vie de labeur pénible dans sa vraie lumière. La race humaine n’évoluera jamais par le fait d’un type d’animal satisfait de passer ses jours en répétant le même effort du matin jusqu’à minuit, du berceau à la tombe.

Si le cordonnier de Charleville qui vient d’être décoré de la Légion d’honneur pour avoir, quatre-vingt cinq années durant, raccommodé les vieilles savates d’autrui, a trouvé de la joie à passer ainsi toute sa vie, c’est que cette existence abrutissante a dû lui donner l’âme d’un esclave. L’artisan du Moyen-Age, tant prôné comme une sorte de demi-dieu vivant dans l’extase d’une création continue, n’est qu’un mythe créé et maintenu pour tenir le prolétariat dans l’état d’esprit d’une bête de somme tendant l’échine pour recevoir le fardeau qu’on veut lui imposer.

L’évangile de la « sainteté du travail », comme toutes les religions, est un mensonge, un leurre qu’il faut exposer. La nécessité de faire quelque effort pour exister est un fait biologique universel. L’huître même est obligée de mouvoir un peu ses bivalves pour se nourrir. L’être humain se trouve dans la même obligation de se déranger pour continuer de vivre, mais s’il est intelligent, il cherche à réduire cet effort au strict minimum, afin de conserver son temps et ses forces pour des occupations — ne fût-ce que la pêche ou la rêverie — qui lui promettent plus de bonheur et moins de peine et d’usure.

Quand le prolétariat aura pris entre ses mains la direction des affaires du monde au lieu de retourner aux méthodes primitives du travail manuel qui a consommé la vie de nos ancêtres, il accueillera vivement toute innovation qui réduira les heures de travail et, par là, augmentera les heures de loisir.

Dans une forme anarchiste de la société, ceux qui voudront passer leur temps à faire des articles utiles à la main, jour après jour, seront libres de le faire, mais il est certain que la plupart, des gens trouvant peu d’intérêt à travailler pour eux-mêmes, préféreront accomplir leur tâche journalière d’une façon plus efficace afin d’avoir des loisirs pour les vraies jouissances de la vie : la musique, l’art, les études, le sport, les rapports sociaux. La machine sera alors employée, non comme à présent, seulement pour augmenter les bénéfices des employeurs, mais chaque fois ou qu’elle diminuera la somme totale de labeur humain ou qu’elle évitera aux hommes un travail difficile, dangereux ou désagréable. La monotonie du travail à la machine pourra être, si on le désire, diminuée en faisant changer fréquemment les équipes d’un travail à un autre. La perte légère de

temps sera compensée par le soulagement obtenu en variant le genre de travail de chacun.

Il est d’usage de rendre l’industrialisme responsable de la soi-disant uniformité de la vie moderne, contre laquelle les individualistes protestent avec tant de véhémence. Là aussi, il y a plus de romantisme que de faits réels. Les paysans et le prolétariat des anciens temps étaient aussi incolores et uniformes dans leur vie journalière qu’un cortège de prisonniers aujourd’hui. Les ouvriers d’aujourd’hui ont plus de variété et d’individualité dans leur vie et leurs habits, que n’en avaient la noblesse et la royauté des anciens temps. En augmentant énormément la production des bonnes choses de la vie, la production à la machine, tout en donnant l’impression superficielle de réduire l’humanité à un niveau commun, a, en réalité, élargi énormément le choix et les possibilités d’expression et d’individualité. Un musée réunissant les trésors de plusieurs siècles ne rassemble pas une plus grande variété d’objets que n’importe lequel de nos grands magasins de nouveautés d’aujourd’hui.

Le travailleur utilisant la machine de nos jours, travaillant un moindre nombre d’heures mais accomplissant généralement sa tâche à une allure plus rapide, se trouve-t-il usé plus vite que ne l’était le travailleur autrefois ? C’est une question qu’on ne peut trancher, faute de connaissances précises sur la vie des ouvriers des temps passés. Pour les anciens chroniqueurs, le peuple n’était que du bétail qui ne valait pas la peine qu’on s’en occupe. Ils ne nous parlent guère que de la noblesse. On est pourtant en droit de se demander si l’ouvrier, qui peinait du matin au soir à de durs travaux manuels, ne rentrait pas aussi fatigué et plus abruti que ne l’est l’ouvrier à la machine d’aujourd’hui.

Sous n’importe quel système d’exploitation et de gouvernement, le patron tirera toujours de son esclave le maximum d’efforts dont celui-ci est capable. Ceci est naturel à toute forme d’exploitation de l’homme par l’homme. Ce n’est donc pas plus inhérent à l’industrialisme qu’à l’esclavage ou au féodalisme. Il y a eu des patrons durs de tous les temps, depuis les jours des Pyramides et des galères. Le fouet claquera toujours sur les dos baissés des ouvriers, tant qu’ils n’auront pas entre leurs propres mains le système industriel.

Ce n’est pas la machine qui décide de l’allure et presse l’ouvrier, comme les poètes et orateurs politiciens veulent nous le faire croire. C’est le patron qui dicte l’allure de la machine et la fait surveiller par son contremaître. L’ouvrier n’est pas l’ « esclave de la machine ». Lui et la machine sont les esclaves de l’employeur. Si l’ouvrier secoue le joug de son patron, la machine deviendra son serviteur. Elle sera prête à le libérer de la partie la plus dure de son travail journalier pour permettre à son corps et à son esprit de se livrer à des occupations plus agréables.

Il y a d’autres conséquences du système industriel moderne et dont la classe ouvrière, comme toujours, fait les frais. Par le rendement grandement augmenté de la production à la machine, il est possible de submerger plus vite le marché et de causer un arrêt de l’industrie par surproduction. L’organisation plus compliquée de l’industrie a produit également une machine qui est plus facile à détraquer. Par conséquent, l’ouvrier est moins sûr de son gagne-pain, il est plus exposé à des périodes de chômage complet ou partiel.

Il est également plus à la merci de son employeur pour avoir ou conserver du travail. Des trusts énormes régissant une grande partie d’une industrie ou de plusieurs industries corrélatives, de grandes compagnies minières qui possèdent des communes entières, sol et sous-sol, les systèmes de chemins de fer étendant leurs réseaux sur d’immenses territoires, sont capables de mettre sur la liste noire un employé qui n’est pas assez