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tions. Les autres prennent leur valeur de leur groupement en phrases et on les comprend par l’étude de leur son, de leur sens et des relations qu’ils ont les uns avec les autres. Leur sens est défini par le dictionnaire. Leurs relations sont établies par la grammaire qui leur donne leur place et leur emploi dans la phrase parlée ou écrite. Le langage humain le plus développé est celui où le sens des mots est le mieux gradué, le plus nuancé et permet d’exprimer toute la pensée avec le moins de mots. Il n’y a pas de mots abstraits dans le langage des primitifs ; aussi, a-t-il plus de mots que celui des civilisés.

Les mots sont des sons dans le langage parlé. Dans le langage écrit, ils sont composés de signes assemblés appelés lettres chez les peuples qui se servent de l’alphabet. La parenté de l’alphabet n’établit nullement une parenté de langage. Les Phéniciens, qui ont appris leur alphabet aux Grecs et à tous les peuples méditerranéens, ne leur ont pas appris à parler. Autant le langage des Grecs était doux, agréable, autant celui des Phéniciens était rude et malsonnant. Le climat, les conditions de vie, celles des mœurs, sont pour beaucoup dans le caractère du langage. Les peuples dont la vie est dure ont de la dureté dans la voix. Les troglodytes paraissaient plutôt siffler que parler. Les Groenlandais parlent sans remuer les lèvres. Les Anglais ont la voix rauque des gens qui vivent dans les brouillards. L’harmonie et la pureté de la langue grecque lui sont venues de celles du ciel de l’Attique. Alors que les langues du Nord sont chargées de consonnes qui font leur rudesse, la langue grecque est plus riche en voyelles en combinaisons de lettres et en accouplements de mots qui la rendent plus douce. Mais si elle est « le tranquille ruisseau dont l’eau coule sans former le moindre murmure » auquel Longin a comparé le style de Platon, elle devient aussi « un torrent impétueux, et peut s’élever avec les vents qui emportèrent la voile du vaisseau d’Ulysse ». (Winckelmann). Voltaire appelait génie d’une langue « son aptitude à dire de la manière la plus courte et la plus harmonieuse ce que les autres langages expriment moins heureusement ». Pour Rivarol, le génie d’une langue est ce qui en fait son caractère particulier.

« Ainsi que son esprit, tout peuple a son langage. »

(Voltaire).

Il l’aura tant que le mélange des races et des hommes n’aura pas fait disparaître le caractère et les mœurs particuliers à chacun. C’est le résultat auquel l’humanité arrivera si elle continue à suivre le mouvement social qui uniformisera de plus en plus les hommes en les parquant, quels que soient la latitude où ils vivent, leur couleur, leurs goûts, leurs sentiments, dans deux grandes classes:capitalistes et prolétaires. A l’uniformité sociale correspondrait alors celle du langage. L’une et l’autre seraient l’aboutissement de ce fait arbitraire mais historique qui a fait aller les sociétés humaines du multiple vers l’unité, de l’individu à la famille, au village, à la province, à la nation et qui les conduit à l’unité des nations. De même le langage est passé du parler villageois à celui de la région, à la langue nationale pour tendre à la langue universelle. Fait arbitraire disons-nous parce qu’il sacrifie l’individuel au collectif et le plus faible, individu, groupe ou classe, au plus fort. La disparition de nombreux idiomes a marqué celle de la liberté individuelle ; la réduction de certains autres à l’état de dialectes, et celle des dialectes à l’état de patois, ont correspondu à l’extinction progressive des libertés politiques. La belle lange d’oc a été réduite aux divers patois qui se parlent encore de Bordeaux à Nice, à la suite de la guerre des Albigeois qui a détruit les libertés méridionales du xiiie siècle. Des milliers d’idiomes ont disparu, avec les

populations qui les parlaient, dans les conquêtes des prétendus « civilisés ». Ce sont des documents définitivement perdus pour l’histoire de l’homme, de même que les œuvres de l’art et de la littérature antiques détruites par des vainqueurs imbéciles el des fanatiques grossiers. Dans les colonies françaises par exemple, les indigènes, sous l’action « colonisatrice », perdent leur langage maternel. Des Indochinois viennent en France, ne connaissant pas un mot de la langue de leur pays. On leur a appris, dans des écoles françaises, que leurs ancêtres étaient les Gaulois aux longues moustaches, leur patrie, la France, leur langue, le français !…

Le catéchisme des missionnaires et l’alcool, dont la consommation est préconisée par les gouverneurs français, achèvent leur éducation européenne pour en faire des prolétaires. A Tahiti on n’aura plus, bientôt, que le souvenir de la magnifique langue indigène que certains ont comparé à l’ancien grec pour sa richesse et sa musique. Elle dénote chez ceux qui l’ont formée un véritable peuple d’artistes. Elle est peu à peu remplacée non par le vrai français, mais par le jargon stupide que des civilisateurs abrutis ont apporté dans le pays avec la Bible, l’alcool et les maladies sociales.

« Pour remplacer le magnifique vocabulaire exaltant les merveilles de la nature, le petit Tahitien d’aujourd’hui n’a que les mots « épatant », « rigolo » et « moche », tout comme le plus vulgaire des Parisiens, et, comme ce dernier, n’en connaît point d’autres. » (Lettres des Iles Paradis, Bohun Lynch, éditeur.) C’est ainsi que la « civilisation » fabrique en série des prolétaires complets interchangeables qui parleront tous le même jargon prolétarien. Mais l’œuvre de désagrégation du langage se produit aussi chez les vainqueurs pour les mêmes raisons sociales. Nous le verrons au mot Langue.

Si tout peuple a son langage, tout individu a aussi le sien par la note particulière de son esprit; mais plus la pensée est profonde en lui, plus son langage est insuffisant. Y a-t-il lieu de s’étonner de l’ignorance humaine devant les manifestations de pensée des animaux alors que les hommes sont si souvent incapables de se comprendre entre eux et surtout d’exprimer tout ce qui est en eux ? Pour parler exactement, on devrait dire que le langage n’est qu’un « essai d’expression de la pensée » en raison des états de conscience de l’individu « singulièrement plus nombreux et plus nuancés que les formes verbales destinées à les traduire » (Nouveau Larousse). On peut ajouter : en raison aussi de l’impuissance où sont tant d’individus, dans leur ignorance du langage, de trouver les mots qui leur permettraient de s’exprimer. Le langage verbal n’est donc qu’un moyen d’expression relatif même quand il a atteint sa perfection, comme dans certaines langues. Le geste, la physionomie, lui viennent heureusement en aide. Souvent, un simple geste est pour un auditoire, autrement éloquent que toutes les paroles. Souvent, des êtres habitués à une forme commune de pensée se comprennent mieux par un regard que par de longues phrases.

Un langage peut être vrai ou trompeur tout en étant éloquent et persuasif. La parole orale est plus trompeuse que la parole écrite parce qu’elle ne laisse pas de trace. Un orateur, pour obtenir un effet immédiat, ne craindra pas de tenir des propos qu’il niera le lendemain. Verba volant, scripto manent : les paroles s’envolent, les écrits restent. Le geste trompe moins que la voix et l’écriture. Il est plus impulsif, moins nuancé et surtout moins abstrait. Il n’est pas menteur et subtil comme les rhéteurs et les casuistes il n’a pas le coup de trompette des « gueules sonores ». Il est insuffisam-