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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/303

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MOR
1647

des impératifs et méprise les ordres. La sagesse peut conseiller autrui, elle ne commande à quiconque…

Je veux le bonheur. Si j’essaie de l’enfermer dans une matière quelle qu’elle soit, le bonheur glisse et fuit. Mais les eudémonismes formels, sagesse et subjectivismes, échappent, eux, à l’objection. Pour l’épicurien et le stoïcien, le bonheur est une forme que l’artiste moral donne à la matière de sa vie… Et l’expérience montre que les matières les plus communes, les plus pauvres, les plus malheureuses aux yeux vulgaires sont les plus faciles à sculpter, donnent les formes les plus nobles. Socrate, Cléanthe, Spinoza vivent dans ce qu’un terrassier appellerait la misère. Si les deux premiers sont doués d’une santé d’athlète le troisième est maladif, toujours mourant. Epictète est un esclave infirme. Tous sont arrivés au sommet du bonheur…

Pour l’épicurien ou le stoïcien, le bonheur est l’accord, l’harmonie, l’équilibre de tout l’être intérieur. L’art qui le réalise exige trop d’autonomie pour avoir, comme les morales religieuses ou la morale kantienne, les naïves prétentions à l’universalité. Le vrai subjectiviste ne se préoccupe pas de savoir si la maxime de son action peut devenir un principe de législation universelle… Le sage est exempt de toute manie législatrice. Il sait qu’on n’impose pas le bonheur.

La première méthode d’affranchissement à laquelle on songe, la conquête de l’objet du désir est la plus aléatoire et souvent la plus longue. Employée régulièrement, elle aggrave chaque jour la servitude dont le subjectiviste se veut libérer… Elle nous fait désirer pour la fin mille moyens dont plusieurs sont pénibles, elle nous heurte à mille obstacles, multiplie les inquiétudes. L’objet premier est-il enfin atteint, le retard l’a dépouillé de son charme ou sa fraîcheur devient vite entre nos mains tiédeur indifférente. Autre chose, c’est autre chose maintenant que réclame la vague immensité de notre vague appétit. Si, par grand hasard, l’objet continue de plaire, la crainte de le perdre tourmente notre cœur. Et toujours on s’aperçoit que la conquête excite l’appétit au lieu de le rassasier. Le pauvre bien, considéré tout à l’heure comme un but et un couronnement, n’est plus qu’un moyen de conquêtes nouvelles…

J’ai admiré par quels degrés savants s’est affranchi Épicure. J’aime sa distinction entre les besoins naturels (nécessaires ou non) et les besoins artificiels. Les premiers sont limités et généralement faciles à satisfaire. Les besoins artificiels, au contraire, sont ceux dont nous avons vu fuir les limites et qui, à mesure qu’on tente de les remplir, s’élargissent. Il les faut tuer en leur refusant tout.

Délivré de tous les besoins qui ne s’imposent pas au corps, l’épicurien laisse peu de place à la fortune et à la tyrannie… J’ai dit ailleurs (voir individualisme) qu’Épicure m’enseigne en souriant à ne plus craindre mort et douleur, que, par un art subtil, il transmute la douleur même en plaisir. L’expérience personnelle m’apprend que, pour moi, aux combats un peu rudes, cette alchimie ne réussit pas toujours. Dans les crises, la discipline stoïcienne s’adapte mieux soit à mon caractère, soit à mes conditions de vie… Ainsi j’utilise, selon les cas la discipline d’Épicure ou celle de Zénon. A chacun de s’examiner soi-même et de savoir ce qui lui réussit. Je crois que, dans une mesure qui variera, beaucoup feront une place à l’éducation épicurienne de la sensibilité, une place à l’éducation stoïcienne de la volonté. D’autres trouveront peut-être tout ce qui leur est nécessaire dans l’une des deux disciplines…

L’éthique subjectiviste, éthique de la sagesse et non du devoir, éthique tout autonome qui me fait chercher en moi-même mon but et mes moyens, est une méthode d’affranchissement et de paix intérieure. Je l’aime parce qu’elle me délivre de tous les maux. Elle me libère du dehors et des servitudes. Elle m’épargne la douleur du chaos intellectuel. Elle m’arrache enfin à l’odieuse

inharmonie entre ma pensée et ma vie. Elle appelle vertu mon effort pour réaliser de mieux en mieux mon harmonie personnelle ; elle appelle bonheur cette harmonie réalisée ; elle appelle joie le sentiment de chacune de mes victoires successives, le sentiment, dit Spinoza, du passage d’une perfection moins grande à une perfection plus grande. — Han Ryner.

MORALE. Le boulet de la morale. — De la morale a l’éthique. — L’existence « œuvre d’art ». — La sagesse et la morale. — Morale et sociologie. — La morale et la philosophie moderne. — Malgré notre répugnance pour les systèmes de morale, nous ne pouvons les passer sous silence. Il faut étudier la morale, ne fut-ce que pour se rendre compte de son « immoralité ». La morale des « honnêtes gens » a reçu de rudes assauts, cependant, elle n’est point morte, et le philosophe doit constamment la tenir en respect. Combattre la morale, ou mieux l’ignorer, c’est diminuer son action dans le monde. Kropotkine fait remarquer que « plus on sape les bases de la morale établie, ou plutôt de l’hypocrisie qui en tient lieu, plus le niveau moral se relève dans la société ». C’est quand on la critique et la nie que le sentiment moral fait les progrès les plus rapides. Donc nous n’avons pas d’autres moyens d’être « moraux » que de combattre la morale actuelle, qui est le contraire de la morale : c’est une caricature de morale que les hommes sociaux veulent nous imposer.

Nous entrons, avec la morale, dans un terrain mouvant, capricieux, fuyant, hétéroclite, composite, amorphe. Rien de moins solide que ce terrain-là. On y rencontre de tout : des clichés, des lieux communs, des commandements, des préceptes, des devoirs, des « il faut, il ne faut pas », tout un arsenal de contradictions, d’incohérences, de stupidités sans nombre. Tâchez donc de vous y reconnaître si vous pouvez ! La morale de tel peuple n’est pas celle de tel autre peuple. La morale d’une époque n’est pas la même que celle d’une autre époque. La morale est une question de tempérament. La morale du voisin ne saurait être la mienne. La morale archiste ne peut s’entendre avec la morale anarchiste. La première est immorale, c’est une pseudo-morale. La seconde est amorale, elle est au-dessus et en dehors de la morale.

En morale, rien de plus vrai que l’adage « Tout est vanité ». Morales de la sympathie ou de l’intérêt, morales égoïstes ou altruistes, et toutes les variétés issues de leurs combinaisons, se choquent, s’entrechoquent, se combattent, s’annihilent au sein d’une humanité désemparée, qui ne sait ce qu’elle veut et s’agite perpétuellement. Il n’est pas nouveau de démasquer le mensonge de la morale : d’autres, avant nous, se sont chargés de cette besogne. Cependant, il ne faut pas se lasser de dénoncer l’immoralité de la morale. Les préceptes des moralistes sont remplis d’équivoques, prêtent à différentes interprétations. Que faire ? En maintes circonstances, les gens se posent cette interrogation ? Car, pour eux il importe de ne pas choquer la morale courante… Quant aux morales individuelles, elles ne sont guère individualistes. Rien ne les distingue des morales grégaires, dont elles sont une, variété. Que de sentiments ont été déformés, caricaturés, souillés par ces morales qui constituent « la Morale ». L’amour, la beauté, la justice, sont devenus quelque chose d’odieux : on a pratiqué sous ce nom leur contraire. La vie est devenue un supplice quotidien. Entre la morale intérieure et la morale extérieure existe un conflit aigu. On est à la merci de tous ces « pragmatismes » nouveau-nés ne considérant l’existence qu’au point de vue pratique, ramenant tout à l’intérêt, proclamant que tout ce qui n’est pas utile est une erreur.

Quand nous lisons cette affirmation du philosophe éclectique Victor Cousin : « Les principes de la morale