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MUF
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par leurs déclamations, les malhonnêtetés de ces forbans. Certains, qui faillirent connaître le sort d’un Foulon pendant la guerre, sont les maîtres du gouvernement et des journaux les plus démocratiques.

Les compagnies concessionnaires de services publics (transports, forces motrices, éclairage, etc…) ont organisé la plus formidable gabegie qui se puisse imaginer, grâce à la jurisprudence de « l’imprévision » qu’elles ont fait établir par le Conseil d’État. Alors qu’il y a déficit pour la collectivité qui paie les centaines de millions qui manquent, il y a bénéfice pour les compagnies qui distribuent à leurs actionnaires dividendes et nouvelles actions gratuites. La France va avoir un de ces jours à payer plus de 4 milliards de déficit de ses chemins de fer ! Les rois avaient jadis les moyens de prouver devant les parlements les concussions des Semblançay et des Fouquet qu’ils faisaient envoyer au gibet et aux oubliettes ; mais en démocratie, il n’y a pas, paraît-il, de moyen comptable d’établir, devant les tribunaux la malhonnêteté des compagnies et de punir leur gabegie. Par contre, l’ingénieur Archer a été poursuivi et condamné pour avoir fourni du courant électrique à meilleur marché que les compagnies.

Sur les marchés, on interdit la vente des produits au-dessous des cours fixés par les mercantis officiels. Des Chambres de Commerce, assemblées solennelles des plus importants et honorables commerçants, présentent elles-mêmes des statistiques truquées pour favoriser les spéculateurs. Les pouvoirs publics, qui n’en ont d’ailleurs aucun souci, ne peuvent exercer aucune action pénale contre les destructeurs de denrées. Pendant que des gens meurent de faim, que des troupeaux de pauvres hères mendient à la porte des casernes, des hôpitaux, des restaurants, les résidus de leurs cuisines, des tonnes de poisson, de légumes, de fruits frais, sont rejetés tous les jours à la mer, mis au fumier et à l’égout par les pêcheurs, les maraîchers, les commissionnaires aux halles, pour que l’abondance des produits ne fasse pas baisser les prix ! Un homme courageux, réagissant contre la lâcheté générale et ayant eu la naïve audace de se porter partie civile dans une comédie de poursuite judiciaire contre des spéculateurs du lait, se vit condamné à payer 60.000 francs de frais de justice. Il n’y a pas de loi contre les affameurs mais il y en aura une pour faire payer cet homme qui a cru à la justice en temps de muflisme.

Des régions entières sont expropriées pour l’établissement d’usines. Les populations qui y vivaient relativement libres depuis des centaines d’années sont chassées ou doivent s’atteler à la chaîne de la nouvelle fabrique. Déboisement, aridité du sol, empoisonnement des cours d’eau, inondations, catastrophes et ruines résultent de ces nouvelles invasions capitalistes plus terribles qu’au temps de Charles V les incursions des Grandes Compagnies. Mais de nouvelles sociétés industrielles ont leurs actions cotées à la Bourse ; la destruction nationale favorise les filouteries du « boursicotage » et quelques douzaines de « ventres dorés » s’arrondissent plus démocratiquement que jamais. Quels scrupules pourraient les retenir, aux colonies, sur les domaines du caoutchouc, du riz, des arachides, du coprah, de l’or du nickel etc. et vis-à-vis des « peuples conquis », quand on voit leurs procédés dans leur pays à l’égard de leurs « libres concitoyens » ?…

Le muflisme est l’ennemi de la libre nature et de ses paysages. Quand il ne les détruit pas pour établir des usines, il les souille de ses panneaux de publicité pour recommander ses camelotes : automobiles, apéritifs, bretelles, moutarde, insecticides, ou ses lupanars à la mode sur la Manche ou la Méditerranée : casino, roulette, petits chevaux, boule, le claquedent et le tripot pour toutes les bourses, car la démocratie veut que « le peuple s’amuse » et se fasse vider par l’amour et le jeu de ce que le travail et les mercantis lui ont laissé de

rognons et d’argent. L’arbre, même à la campagne, est un objet encombrant et inutile s’il ne fait pas des planches. On y met le feu volontiers quand il appartient au voisin ou à la commune, par vengeance ou pour le plaisir et pour le remplacer par du pâturage. Dans les villes, des municipalités « réalistes » qui adaptent, disent-elles, les nécessités édilitaires aux principes utilitaires, abattent les arbres des boulevards pour les remplacer par des étalages et des tables de bars. Il y a encore plus d’encombrement et plus de chaleur sur l’asphalte, aussi on boit mieux. Les arbres ne sont pas électeurs, les amis des arbres ne le sont guère, mais les « bistros » et leurs clients le sont beaucoup.

L’écrasement des gens, au propre comme au figuré, est le mot d’ordre du muflisme. C’est devenu un sport à la portée du bourgeois le plus moyen et de l’ouvrier « américanisé », grâce à l’automobile et à un bon contrat d’assurance. « Combien consommez-vous aux cent kilomètres ? — Deux piétons », dit une charge du Canard Enchaîné. Quand l’homme n’est pas complètement mort, on l’abandonne sur la route pour qu’il soit achevé par un confrère ou on le transporte sur une voie ferrée où il sera encore plus sûrement écrasé par un train. La statistique des accidents d’automobile constitue le plus impressionnant tableau de chasse du muflisme, après celui de la guerre. En 1929, aux États-Unis, 33.060 personnes ont été tuées, 1.200.000 blessées. En Angleterre, 6.696 tuées et 170.917 blessées. La France arrive modestement au troisième rang avec 3.707 morts et plus de 70.000 blessés. En six ans, elle a vu 14.912 morts. Sous l’ancien régime, quand un carrosse bousculait les gens dans la rue, il provoquait une émeute. Aujourd’hui, devant ces milliers d’écrasés, on ne dit rien, la faculté de payer conférant le droit à tous les abus et chacun ayant l’espoir d’encaisser. Les Compagnies d’assurances paient… quelquefois. Que faut-il de plus ? Le muflisme dit à la victime, si elle n’est pas morte : « Heureux veinard, vous voilà rentier !… » Car en démocratie, ce n’est pas comme sous l’ancien régime. Il y a le Code Civil avec ses articles 1382 et suivants qui veulent que quiconque a causé un dommage à autrui lui en doive réparation. L’interprétation juridique est des plus circonstancielle suivant la qualité de l’écraseur et celle de l’écrasé. mais le principe y est, et c’est l’essentiel en régime de blagologie. Les écraseurs riches ne vont pas en prison, même lorsqu’un tribunal qui n’est pas à la page les condamne à en faire. Leurs chauffeurs y vont à leur place, de même que l’aiguilleur de trains ou le boiseur de galeries y va pour le directeur de chemins de fer ou de mines. Ce directeur dit à son conseil d’administration émerveillé : « Les catastrophes nous coûtent moins cher que l’entretien du matériel ; laissons arriver les catastrophes. » Pourrait-on envoyer en prison un si parfait technicien, alors qu’on a sous la main l’aiguilleur et le boiseur ?…

On a vu, jadis, des nobles et des riches monter à l’échafaud pour des crimes de droit commun. On n’en a plus vu depuis cent ans. La « grâce » démocratique veille sur leurs jours. Par contre, on guillotine journellement de pauvres diables qu’une tare physiologique, l’abandon moral, l’ignorance et la misère ont conduits infailliblement au crime. « Tu peux tuer cet homme avec tranquillité », disent au bourreau douze individus conventionnellement vertueux qui ne sont pas toujours des bourgeois bien habillés. Les mêmes acquittent, presque avec félicitations, le virtuose du revolver qui a tué sa conjointe « parce qu’il l’aimait trop ! » ce qui est la manifestation grégaire de l’esprit propriétaire. Ils admirent ce gaillard qui tirera de son acquittement la meilleure réclame politique, industrielle, commerciale ou artistique, car le muflisme ne dédaigne aucune publicité si scandaleuse soit-elle. Le sang et la boue sont le meilleur engrais de la réclame. Ne lit-on pas des quantités d’annonces de ce goût : « Le fournisseur du