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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/380

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MUS
1724

un Shakespeare par-delà toutes les formules, et il n’y eut guère alors qu’un Berlioz pour le comprendre et le sentir profondément. Un faux esprit, celui d’un romantisme de façade et de parade qui faisait la vogue de l’opéra, entretenait cette incompréhension dont subirent les effets Weber lui-même, malgré ses succès, et davantage encore Schumann et Schubert, puis, malgré leur caractère plus français, Berlioz, César Franck et tous ceux dont l’art a été de sensibilité profonde plus que d’éclat superficiel. Car le romantisme français ne fut pas musical. La musique pure, c’est à dire la musique de chambre et la symphonie qui n’étaient pas de caractère dramatique, n’existèrent pas en France jusqu’au moment où la musique instrumentale s’imposa à côté du bel canto, c’est-à-dire jusqu’à l’avènement de ce qu’on a appelé « la musique de l’avenir ». On commença alors à comprendre Beethoven, et avec lui Schuman, Schubert et toute l’œuvre symphonique ; mais aujourd’hui encore, auprès du « grand public », un « air de bravoure » couronné d’un ut de poitrine, des vocalises apprises à ce que Berlioz appelait « l’école du petit chien », ou un concerto avec des acrobaties sur la chanterelle ou le clavier, l’emportent toujours sur la plus émouvante pensée exprimée par une sonate ou une symphonie. Il est des gens qui ont eu besoin de passer par Wagner, de subir sa discipline les obligeant à écouter l’orchestre, pour écouter et comprendre Beethoven.

Haydn et Mozart ont créé l’orchestre moderne, donnant ainsi à la musique son moyen d’expression le plus étendu. Beethoven lui a apporté la liberté sans rivages, celle de la pensée et celle de l’art. Les énormes masses orchestrales qui ont été réunies après eux, les variétés infinies des rythmes et des timbres inventées depuis, n’ont le plus souvent servi qu’à masquer le vide d’une véritable pensée musicale, à créer un « dynamisme » factice ; elles ont pu multiplier les moyens et la puissance de l’expression, elles ne l’ont pas rendue plus parfaite que l’orchestre réduit d’Haydn et de Mozart, plus émouvante et plus humaine qu’une sonate de Beethoven.

Musique religieuse. — Avant de parler de la musique contemporaine, depuis ses origines dans ce qu’on a appelé, il y a quatre-vingts ans, la « musique de l’avenir », jusqu’à ses plus récentes manifestations, il y a lieu de voir ce qu’on appelle la musique religieuse.

L’influence de la musique sur les hommes était trop profonde et trop universelle pour que, de tout temps, les religions n’eussent pas cherché à en tirer parti, encore plus que des autres arts, pour exercer leur pouvoir sur les âmes. Avec elle, il n’était besoin d’aucun appareil technique, d’aucune sorcellerie ; l’improvisation vocale suffisait. Mais si la musique est susceptible d’inspirer et d’entretenir un mysticisme vague et indéfini par son action spéciale sur la sensibilité, elle n’est nullement mystique en elle-même et, lorsqu’elle n’est pas l’appoint d’une mise en scène spectaculeuse, elle est l’art le moins favorable aux représentations concrètes indispensables aux religions pour atteindre les foules d’une façon durable. La peinture, la sculpture, l’architecture représentent matériellement, par des couleurs, des formes, des lignes, les conventions de l’idée qui les a inspirées, mais la musique ne matérialise aucune idée sans le concours de l’imagination, et celle-ci peut les lui prêter toutes. On a dit le plus faussement du monde que la musique est « l’art religieux par excellence » en raison de la ferveur et de la sublimité des sentiments qu’elle peut inspirer. On n’a pas tenu compte qu’étant en dehors et au-dessus de toutes les représentations, elle s’évade de toutes les interprétations dogmatiques et ne peut en avoir d’autre que celle que lui donne chaque sensibilité particulière. Elle échappe à la fixité et à la relativité des matérialisations comme des éthiques et des esthétiques. Elle est l’esprit en qui

tous les hommes, où qu’ils soient et quels qu’ils soient, retrouvent leur être spirituel et communient non avec une église quelconque, mais avec le monde entier. « La musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie. » disait Beethoven.

Il a fallu échafauder une métaphysique aussi trouble que particulière pour arriver à dire que le christianisme a élevé la musique au plus haut point qu’elle pouvait atteindre, parce qu’elle était devenue avec lui l’expression de la plus parfaite des religions. La musique est bien indifférente à cela. Ce qui le prouve, c’est qu’il n’est pas une note de musique qui soit spécifiquement religieuse et se distingue des autres pour une spiritualité particulière, Le christianisme, qui apportait, disait-on, un esprit nouveau, une conception du divin qui ne s’était jamais vue et dont les prodiges les plus extraordinaires : miracles, résurrections, ascensions, don des langues et autres, démontraient la merveille, ce christianisme fut absolument incapable de produire une musique qui serait l’expression de cette merveille. Il faut être aveuglé par un enthousiaste prosélytisme, sinon par le fanatisme, pour dire avec Jean Chrysostome : « Notre nature se complaît tellement aux cantiques et aux hymnes, elle y trouve des délices qui lui sont tellement sympathiques, qu’on ne parvient à calmer les enfants qui pleurent qu’en leur en chantant. » — Non, les nœnia grecques produisaient le même résultat, comme aujourd’hui : « J’ai du bon tabac », ou « Viens Poupoule ! » Les cantiques et les hymnes n’étaient pas autre chose que les chansons de l’époque. Qu’était cette hymne la plus ancienne, dont il est fait mention dans le Nouveau Testament et qu’après la Cène Jésus chanta avec les apôtres en marchant vers le mont des Oliviers ? — On n’en sait rien, pas plus qu’on ne sait si Jésus exista. Ce qui n’est pas douteux, c’est que les premières hymnes dites chrétiennes étaient des hymnes païennes. Lorsque saint Augustin disait : « Quand j’écoute un cantique, les vérités chrétiennes affluent dans mon cœur », il se moquait du monde. Quelles vérités particulièrement chrétiennes pouvait-il y avoir dans des cantiques qui avaient chanté jusque là la vérité selon Vénus ou Apollon et la chantaient encore pour les païens qui demeuraient ?…

Non seulement la théorie de la musique dite « chrétienne », mais celle de tous les arts dits « chrétiens » est basée sur cette mystification, et elle est particulièrement sensible en musique. Non seulement il n’y a pas d’art chrétien, mais il est impossible qu’il y en ait un car, comme l’a écrit Rémy de Gourmont : « Le christianisme évangélique est essentiellement opposé à toute représentation de la beauté sensible ». C’est ainsi que l’entendaient les iconoclastes depuis saint Paul jusqu’à Zwingle et les Réformateurs. Mais, s’il n’y a pas d’art chrétien, il y a un art catholique. L’art catholique n’est pas autre chose que l’art du paganisme, et comme lui, il n’est de l’art que dans la mesure où il est vivant et humain, c’est-à-dire aussi peu catholique que possible.

En 1563, le pape Pie IV entreprit de réformer la musique religieuse, à l’instigation des conciles de Bâle et de Trente. À cette époque « le chant sacré était encroûté de rouille scolastique, hérissé de difficultés, de complications, d’extravagances… chaque partie chantant des paroles différentes et parfois des chansons mondaines. Le compositeur prenait un air gai ou graveleux, l’Homme armé ou l’Ami Baudichon, madame, et au-dessus, avec force recherches et bizarreries de contrepoint, il brodait une messe » (Taine : Italie et la vie italienne). Ce fut Palestrina qui fut chargé de la réforme et, a-t-on dit, il « sauva la musique sacrée » en y introduisant « la grâce et la vie ». Sur ce que fut cette réforme, il est curieux de lire l’opinion de Berlioz dans ses Mémoires (I.p. 231-236), lorsqu’il fut à Rome