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MUS
1726

testable de la période romantique française où il passa inaperçu dans le tapage des « Jeune France ».

C’est vers 1830 que parut Berlioz. La France qui tombait de l’admiration de Rossini à celle de Meyerbeer, apprenait seulement, avec une quasi indifférence et une incompréhension presque totale, l’existence de Beethoven dont les symphonies, rarement jouées, avaient soulevé des protestations dès 1807, lorsqu’on les exécuta pour la première fois à Paris. Schumann et Schubert étaient encore moins connus que Beethoven.

C’est dans le monde bruyant et artificiel où se heurtaient les « Jeune France » et les vieilles momies du classicisme que Berlioz apporta à la musique la flamme du véritable romantisme, ses passions et son génie. La jeunesse resta incompréhensive, mais les momies galvanisées ressuscitèrent pour se dresser contre lui. S’il n’avait fait que formuler des théories et produire une œuvre que son temps ne pouvait comprendre, on l’eût sans doute regardé un maniaque inoffensif et on l’eût laissé tranquille ; mais le musicien se doublait d’un homme de combat qui apportait dans la critique musicale ce qu’on n’y avait pas encore vu, l’opinion de quelqu’un qui connaissait la musique dont il parlait ! Et ce quelqu’un était de plus un maître de la plume, ardent, satirique, impitoyable à ceux qui prétendaient qu’un musicien n’avait pas le droit d’écrire sur la musique ! Il braconnait dans la chasse gardée des plumitifs « qualifiés ». Dans des pages lumineuses, il expliquait Beethoven que ces plumitifs accablaient de sarcasmes sans même l’avoir lu ou entendu. Il apprenait leur métier à ceux qu’il appelait les grotesques de la musique ; il fustigeait leur ignorance prétentieuse. Son œuvre de critique contre l’ignorance et la malhonnêteté pontifiantes est toujours à lire pour apprendre à mépriser une sottise qui est de tous les temps. De même qu’il avait révélé Beethoven à la France, il fut le premier à comprendre Wagner comme Wagner fut le premier à le comprendre. Ils ne s’aimèrent pas pour cela ; autant que la différence de leurs caractères, celle de leurs œuvres les séparait. Mais ils apportèrent tous deux les éléments d’une révolution qui les dépassait, étant dans l’air, depuis Gluck pour l’opéra, depuis Beethoven pour la symphonie. L’esprit de cette révolution venait incontestablement d’Allemagne ; ses « Welches » et ses « barbares » étaient plus musiciens que les Français, et c’est chez eux que Berlioz voyait le pays de la musque. Si l’Allemagne ne comprit pas mieux Berlioz que la France dans la pensée de sa musique du moins vit-elle tout de suite la grandeur de son génie musical. Elle sut lui être accueillante et attentive au point que M.F. Weingartner a fait, sur la musique allemande, cette constatation : « En dépit de Wagner et de Liszt, nous ne serions pas où nous en sommes si Berlioz n’avait pas vécu. » (Cité par R. Rolland).

La France n’a pas encore reconnu une telle place à Berlioz, et ce n’est qu’en passant par Liszt que certains musiciens français, tel M. Saint-Saëns, ont subi son influence.

A la « musique de l’avenir », Berlioz donna la symphonie dramatique ; Wagner lui apporta le drame lyrique. La réforme de Wagner a produit depuis tout ce qu’on en pouvait attendre ; celle de Berlioz aura encore beaucoup à réaliser lorsque se dissipera le confusionnisme où l’on est plongé aujourd’hui. Il a manqué à Berlioz l’autorité dominatrice qui a amené à Wagner les plus réfractaires, cette volonté de discipline dont même les plus libertaires ont besoin pour faire œuvre de liberté. Tout était impulsion chez Berlioz, tout était méthode chez Wagner. Les passions étalent aussi ardentes, la foi dans l’art aussi profonde, chez l’un que chez l’autre, mais tandis que Berlioz s’abandonnait à elles, Wagner savait les dominer. Aucun artiste ne fut plus contradictoirement opposé à lui-même, dans sa vie et dans son œuvre, que le fut Berlioz ; aucun ne

montra comme Wagner une plus inébranlable unité dans la continuité de la direction et de l’effort. R. Rolland a dépeint admirablement l’opposition de ces deux caractères. Berlioz eut le génie de la musique, sa force créatrice au point que, dit R. Rolland : « Qu’on l’aime, ou qu’on ne l’aime pas, une seule de ses œuvres, une seule partie d’une seule de ses œuvres, un morceau de la Fantastique ; l’ouverture de Benvenuto, révèle plus de génie que toute la musique française de son siècle. » Et R. Rolland ajoute : « Quand j’ai nommé Beethoven, Mozart, Bach, Haendel et Wagner, je ne lui connais dans l’art musical, pas un supérieur, et même pas un égal. » Mais s’il fut « un des génies les plus audacieux du monde », il lui manqua « la grandeur d’âme, la hauteur de caractère, la puissance de volonté et surtout l’unité morale » qui font le « grand homme » et que posséda Wagner, comme les possédèrent un Gluck et un César Franck, quoique inférieurs en génie.

Berlioz était plus qu’un musicien, il était « la musique même » et voulait l’émanciper de toutes ses contraintes. Personne ne fut plus révolutionnaire, même aujourd’hui où l’on croit l’être tant mais où on l’est si peu. Beethoven avait dit : « Il n’y a pas de règles qu’on ne puisse blesser à cause de plus de beauté. » Berlioz les blessa toutes et s’attaqua à toutes les routines. Mettant au-dessus de tout le sentiment et la passion, il délivra la musique de la « domination de la parole », de son « rôle humilié au service de la poésie ». Il rejoignit Mozart qui avait fait de la poésie « la fille obéissante de la musique ». Il s’insurgea contre Gluck qui avait cherché à réduire la musique à ce qu’il appelait « sa véritable fonction, celle de seconder la poésie pour fortifier l’expression des sentiments et l’intérêt des situations », et contre Wagner pour qui « la musique ne saurait exprimer l’action sans le secours de la parole et du geste ». On a ainsi les deux pôles que présentaient à « la musique de l’avenir » la symphonie dramatique de Berlioz et le drame lyrique de Wagner.

Pour rendre la musique libre, Berlioz voulait l’émanciper de la parole. Il avait raison contre Gluck et Wagner ; leur révolution est terminée, la sienne continue. Comme disait Banville, la poésie a sa musique propre, La parole qui a besoin de la musique pour se trouver une âme n’est pas de la poésie. La musique qui ne vit pas indépendamment de la parole n’est pas de la musique. Par contre, le geste, c’est-à-dire l’action, se sépare difficilement autant de la musique que de la poésie, et c’est lui qui entretient, avec toutes les conventions théâtrales, leur lien factice dans l’opéra et le drame lyrique ; intrinsèquement séparées, sinon hostiles, le geste les réunit.

Wagner, après avoir voulu théoriquement cette réunion, l’a réalisée au plus haut point possible ; nul autre n’aurait plus fait, tout autre serait probablement allé à un échec plus éclatant, car ce fut un échec, on ne peut que le constater aujourd’hui. Si Wagner a prolongé l’existence de l’opéra et lui a donné un siècle de plus d’existence en en faisant le drame lyrique, ce n’est nullement à ses théories qu’on le doit, c’est uniquement à son génie musical,

Wagner a exposé et défendu ses théories dans une œuvre écrite considérable. Elles sont d’une remarquable grandeur philosophique, dans leur idée du progrès parallèle de la nature et de l’homme ; elles sont profondément révolutionnaires en ce qui concerne les formes et la marche de ce progrès, particulièrement dans l’art. C’est par le peuple que l’Art progresse, a dit Wagner. Le Peuple est le seul créateur de l’œuvre d’art, créateur inconscient dont l’artiste saisit et exprime la création pour la rendre au Peuple. Le Peuple, c’est l’ensemble de tous les hommes qui s’efforcent d’échapper à la vie larvée, c’est tout homme qui « plus ou moins cultivé, savant ou ignorant, placé au plus haut