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MUT
1735

marins. Il y avait des assemblées de dizaines de milliers d’assistants. Les officiers, à leur tour, voulurent prendre la parole et prononcer des discours « patriotiques » dont le résultat fut pitoyable. Les matelots, devenus experts dans la discussion, ridiculisaient leurs chefs par des arguments qui mettaient ceux-ci en déroute. Alors, on décida d’interdire toute réunion. Le 11 novembre, devant la porte des équipages, dès le matin, fut mise une compagnie de fusiliers. Le contre-amiral Pissarevsky déclara à haute voix, s’adressant au détachement : « Qu’on ne laisse personne sortir des casernes. En cas de désobéissance, je vous commande de tirer. » De la compagnie sortit alors un matelot nommé Pétrov : devant tout le monde, il arma sa carabine et, d’un premier coup, tua le lieutenant-colonel du régiment de Brest : Stein ; d’un second coup, il blessa Pissarevsky. On entendit l’ordre donné par un officier : « Qu’on l’arrête ! » Personne ne bougea. Pétrov laissa tomber sa carabine. « Qu’est-ce que vous attendez ? Prenez-moi. » Il fut arrêté. Les matelots qui accouraient de tous côtés exigèrent son élargissement, disant qu’ils répondaient de lui. — Pétrov, tu ne l’as pas fait exprès ? demandait un officier, cherchant à sortir de cette situation. — Comment, pas exprès ? Je suis sorti du rang, j’ai armé ma carabine, j’ai visé. Est-ce que cela s’appelle « pas exprès » ? — L’équipage demande ton élargissement… Et Pétrov fut mis en liberté. Les matelots, impatients d’agir, arrêtèrent, désarmèrent et envoyèrent dans le local du bureau tous les officiers de service. Finalement, après avoir fait garder toute la nuit ces officiers par quarante hommes, ceux-ci décidèrent de les mettre en liberté, mais de ne plus les laisser entrer dans les casernes. De plus, comme par le passé, les matelots assurèrent le service estimé par eux nécessaire.

D’autres mutineries seraient encore à décrire ici, car les soldats continuèrent à gagner à eux les soldats et à désarmer les officiers. Ils obtenaient de tous les soldats la promesse de ne pas tirer. Il y eut des manifestations sans pareilles. Les soldats, sans chefs, musique en tête, en bon ordre, sortirent des casernes et leurs troupes se mêlèrent aux cortèges ouvriers. C’était un enthousiasme indescriptible. Ainsi donc, des mutineries militaires, collectives et individuelles, se succédaient, préludant à la révolte et la révolution semblait inévitable.

La soirée du 13 novembre fut un moment décisif dans le cours de ces événements : la commission des députés invita à prendre la direction militaire le lieutenant Schmidt, officier de marine en retraite, qui s’était acquis une grande popularité dans les assemblées populaires d’octobre. Il accepta courageusement l’invitation et se trouva ainsi à la tête du mouvement, embarqua le lendemain soir sur le croiseur Otchakov, y arbora le pavillon amiral et lança le signal : « Je commande la flotte Schmidt », comptant ainsi attirer toute l’escadre à lui. Puis il dirigea son croiseur vers le Pruth, afin de mettre en liberté les « mutins du Potemkine ». Aucune résistance ne lui fut opposée ; l’Otchakov prit à son bord les matelots forçats et fit avec eux le tour de l’escadre. Sur tous les vaisseaux retentissaient des hourras, des acclamations. Quelques navires, et, parmi eux, les cuirassés Potemkine et Rostislavl arborèrent le drapeau rouge. Ayant ainsi pris la direction de la révolte, Schmidt fit connaître sa conduite par la déclaration suivante adressée au Maire de la ville : « J’ai envoyé, aujourd’hui, à Sa Majesté l’Empereur, un télégramme ainsi conçu : La glorieuse flotte de la Mer Noire, gardant saintement sa fidélité à son peuple, exige de vous, Souverain, la convocation immédiate d’une Assemblée Constituante et cesse d’obéir à vos ministres. — Le Commandant de la Flotte : Citoyen Schmidt. »

On ordre arriva de Pétersbourg par télégraphe : « Écraser la révolte. » Alors, ce fut l’anéantissement de

la révolution. Mais (comme écrit Trotsky dans « 1905 », où nous puisons ces renseignements), quel immense pas en avant, quand on compare cette révolte avec la mutinerie de Cronstadt !…



De la défaite de 1905 aux prémisses révolutionnaires de 1917, douze années d’oppression tsariste n’ont cessé de peser sur le peuple russe. Puis, refoulant les tergiversations de la bourgeoisie mencheviste enlisée dans une caricature de république, s’est affirmée la révolution bolchevique s’attaquant au système de la propriété, appelant ouvriers et paysans à prendre la succession de classes défaillantes et périmées. Sous l’impulsion des Lénine et des Trotsky, elle instaurait le nouveau régime dit de « dictature du prolétariat ». A travers tous ces événements, des mutineries importantes ont surgi. Il faut en connaître les causes. Rappelons-les :

Sur les ordres de Londres et de Paris, malgré la volonté de paix du peuple russe épuisé, fut déclenchée la sanglante offensive du 18 juin 1918. Le premier soin des révolutionnaires au pouvoir fut d’entamer les négociations de paix de Brest-Litovsk. De ce fait, en dépit de sa collaboration douloureuse à la guerre de 1914-1918, en dépit de ses sacrifices antérieurs, sans souci de son épuisement, la Russie fut abandonnée de ses alliés de la veille et livrée à la brutalité, victorieuse alors, du militarisme allemand. De cette paix séparée, signée par la Révolution russe, date la haine mortelle que lui ont vouée la France et l’Angleterre. Tous les moyens vont être employés contre elle, car elle est un danger permanent pour les nations dont les peuples souffrent toujours des maux sociaux, dont le peuple russe s’est, au moins partiellement, libéré… Il fallait donc abattre la Révolution par la guerre sourde, sournoise et détournée, qui ne se découvre, qui ne se déclare pas. Les provocations par voie diplomatique, les hostilités par intermédiaires, l’étouffement par blocus, l’espionnage, la trahison, tout, enfin, fut mis en œuvre ou préparé.

Pour l’exécution de desseins inavouables, il fallait surtout disposer d’une flotte redoutable et créer dans les équipages un état d’esprit aussi favorable à l’intervention en Russie qu’il l’était déjà parmi les officiers dé marine. Malheureusement pour les ennemis de la Révolution russe, la flotte française avait beaucoup souffert pendant la guerre : on avait abusé de la fatigue des matelots, sans compensation aucune. La nourriture, non seulement était insuffisante, mais encore elle était exécrable ; il y avait aussi pénurie de vêtements, rareté des permissions, arrogance et brutalité des chefs, enfin mille sujets matériels et moraux de mécontentement ajoutés à l’anxiété de ne jamais savoir où l’on allait et pourquoi faire et quand ça finirait. Ces dispositions n’étaient pas un terrain bien favorable « à la propagande civilisatrice de mission humaine contre les Soviets », ainsi que disent les descendants de la Révolution française. Les matelots, qui savaient que la guerre n’avait pas été déclarée à la Russie, s’étonnèrent qu’on les dirigeât contre cette nation et comprirent le rôle odieux qu’on voulait leur faire jouer.

La mutinerie déjouerait cet infernal calcul aussitôt que l’occasion s’en présenterait. Déjà des régiments français désignés pour aller combattre les Russes furent envoyés à Odessa. Ces régiments composés en majeure partie d’hommes venus du front occidental s’étaient embarqués à contre-cœur pour une expédition lointaine. Le 8 mars 1919, deux compagnies d’un régiment de la 156e division, cantonnées à Odessa et envoyées à Kherson, quand elles s’aperçurent qu’on voulait les employer contre la Révolution russe, refusèrent de se battre. On les ramena à Odessa.

Et, le 11 mars, neuf hommes, arbitrairement choisis, furent arrêtés et condamnés à cinq ans de travaux