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Reste enfin à examiner ce que l’on peut entendre par état naturel hors l’influence humaine. Certains philosophes ont, en effet, prêché le retour à la nature, comme si celle-ci était une sorte de paradis assurant le bonheur à tout être vivant. Cette façon de voir, en contradiction avec le spectacle même de la vie n’est pas cependant absolument erronée et peut se résumer ainsi : tout être vivant actuel est le produit d’une longue suite de luttes entre ses ascendants et le milieu. Puisqu’il est actuellement vivant, c’est que son espèce s’est adaptée aux conditions de ce milieu avec lequel son organisme est en équilibre plus ou moins stable. Donc, tout changement plus ou moins brusque du milieu, toute variation, toute transformation peut avoir une influence bonne ou mauvaise sur les êtres vivant en ce même milieu. C’est ainsi que les philosophes et les sociologues hostiles à la civilisation et désirant le retour à la nature peuvent penser avec quelque apparence de raison que l’homme primitif était mieux harmonisé avec la nature que l’homme civilisé actuel, puisque l’espèce humaine était la survivante d’une série d’adaptations où seuls les plus aptes avaient survécu. Mais cela n’est vrai que tant que le milieu lui-même ne varie point ; que la subsistance, la température, les conditions totales d’existence oscillent entre des extrêmes que l’hérédité spécifique subit normalement. Il n’en est plus de même lorsque ces conditions varient d’elles-mêmes : sécheresse, inondation, cataclysmes, phénomènes météorologiques ou astronomiques modifiant la faune et la flore de toute une région ou d’un continent.

Il faut remarquer également que l’adaptation n’est jamais parfaite et que les êtres vivent tant bien que mal et par toutes sortes de moyens qui ne nous paraissent pas toujours les plus favorables à leur bon fonctionnement. C’est ce qui explique la diversité et l’évolution même des espèces. Tous ces faits nous montrent que, contrairement à l’opinion des philosophes naturistes, ce n’est pas le milieu qui est convenable pour l’être vivant, mais c’est bien l’être vivant qui est convenable pour le milieu. Dès qu’il ne l’est plus, il disparaît. Ainsi, tout ce que l’on peut penser de bien de la nature, c’est que les survivants des massacres millénaires ont un organisme en équilibre avec les conditions naturelles du milieu dans lequel ils vivent et que, s’ils s’écartent de ces conditions, ils peuvent se trouver en péril. Mais si l’homme s’était adapté étroitement à ces conditions, il serait resté un animal voisin des anthropoïdes actuels et la question ne se poserait même pas. D’autre part, le fait même que les ancêtres de l’homme ont modifié le milieu naturel prouve que celui-ci ne leur convenait point entièrement. C’est ici que les philosophes naturistes s’égarent dans leur conception erronée de l’adaptation, car si l’homme, est bien le produit du milieu naturel, Il forme lui-même un milieu différent du milieu naturel auquel il s’adapte également. Or, en fait d’adaptation, on ne sait jamais à l’avance celle qui réussira ou échouera. Ce n’est qu’après expérience que l’on peut affirmer que telles ou telles conditions s’opposaient ou étaient favorables à la vitalité d’une espèce donnée.

L’homme peut donc très bien s’adapter au milieu civilisé qu’il a créé et rien ne prouve que son espèce en sera diminuée dans sa vitalité. D’ailleurs, le spectacle même de l’évolution des espèces nous montre des transformations autrement surprenantes et des variations bien plus extraordinaires que celles que nous offre l’évolution de l’humanité.

Restent les avantages ou les désavantages que les humains retirent de la vie civilisée. Il est indiscutable que c’est la vie sociale qui a formé l’intelligence et la conscience humaines : il est donc oiseux de regretter la horde primitive. D’autre part, la nature n’emploie d’autre moyen de créer l’équilibre entre les êtres vivants que le massacre des uns par les autres. Rien

ne concourt dans cet état, dit naturel, à ce que chacune des parties joue un rôle harmonieux dans l’ensemble. Le mouvement vital, illimité dans son pouvoir transformateur, tend à conquérir toute substance assimilable, laquelle, limitée, ne peut suffire à cette conquête que par une perpétuelle destruction de ses combinaisons. Ainsi, de l’atome aux nébuleuses gigantesques, tout se heurte et se détruit. La nature n’est qu’un champ de bataille éternel. Seule l’intelligence humaine réagit contre cet effrayant chaos par son souci de l’harmonie, son amour de la durée, son penchant vers l’équilibre pacifique des êtres et des choses. C’est la sensibilité humaine qui a introduit l’éthique et l’esthétique dans un monde sans finalité, sans but, sans justification.

L’homme a donc plus d’avantages à pousser encore plus loin son évolution extra-naturelle qu’à retourner à une existence dont ses ancêtres se sont évadés. Il est d’ailleurs plus facile de mettre nos instincts belliqueux actuels sur le compte de la brute primitive qui sommeille au cœur de tout humain qu’à l’actif du penseur qui tend à se développer en chacun de nous. La pensée nous porte vers le spectacle des choses, tandis que l’action tend à la possession de ces mêmes choses, ce qui engendre d’inévitables conflits. Ainsi l’intelligence, la pensée, produits sociaux, acheminent l’homme vers des solutions pacifiques, harmonieuses, vers des réalisations éthiques et esthétiques étrangères aux férocités créées par l’ordre naturel. Cela ne veut pas dire que le milieu civilisé ne soit point lui-même créateur de maux tout aussi redoutables que ceux de la nature elle-même, mais il n’est, précisément, malfaisant que par son imitation servile des conflits naturels.

C’est en connaissant bien la nature dans ce qu’elle a de puissant, dans son inharmonieuse et redoutable réalité, que l’homme créera vraiment un milieu où se réalisera son rêve d’harmonie, hors duquel il n’y a qu’un éternel chaos. — Ixigrec.


NATURIANISME n. m. (du latin natura). Le naturianisme prit naissance à Paris, en 1894, sur l’initiative hardie du peintre dessinateur Émile Gravelle, philosophe et sociologue à sa façon, par la publication de son journal illustré, orné de dessins suggestifs, portant ce titre : « L’État naturel — et la et la part du prolétaire dans la civilisation. » Ce journal fut l’objet d’une certaine curiosité à l’époque et, en même temps, vertement critiqué par des journalistes de toutes opinions ; il donna lieu, par la suite, à de nombreuses polémiques, notamment dans la presse anarchiste d’Europe et d’Amérique Nord et Sud, car cette nouvelle conception de l’existence des individus venait renverser complètement des théories établies, des doctrines assises, des thèses définitivement stabilisées.

Que demandaient, que réclamaient les partisans du retour à l’état naturel de la Terre, à la vie naturelle, et non pas du retour de l’humanité à l’état primitif, comme l’affirmaient ou l’insinuaient certains adversaires déloyaux ou incompréhensifs ? Dans « L’État Naturel » (no 1, juillet 1894), Émile Gravelle supposait l’homme primitif, heureux de vivre en liberté, en abondance alimentaire, en robustesse, mis en présence de quatre civilisés-types, leur manifestant sa stupéfaction de les voir si grotesques et délabrés, et leur disant :

« Au mineur : Pourquoi ces traces noires sur ton visage blême, cette maigreur et cet affaissement de tout ton être ? — Réponse : Je passe ma vie dans les entrailles de la terre, à 150 mètres au-dessous du sol pour extraire le noir charbon qui sert à l’industrie. Je respire là une atmosphère d’acide carbonique et sulfurique ; je gagne juste de quoi vivre misérablement et un coup de grisou termine mon existence.

» A l’ouvrier : Et toi, l’homme au visage livide,