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une œuvre commune, devoir moral de maintenir les engagements pris et de ne rien faire qui soit en contradiction avec le programme accepté. Sur ces bases, s’adaptent les formes pratiques, les instruments aptes à donner une vie réelle à l’organisation : groupes, fédérations de groupes, fédérations de fédérations, réunions, congrès, comités chargés de la correspondance ou d’autres fonctions. Mais tout cela doit être fait librement, de manière à ne pas entraver la pensée et l’initiative des individus et seulement pour donner plus de portée à des effets qui seraient impossibles ou à peu près inefficaces s’ils étaient isolés.

De cette manière, les Congrès, dans une organisation anarchiste, tout en souffrant, en tant que corps représentatifs, de toutes les imperfections qu’on connaît et que signale l’expérience, sont exempts de tout autoritarisme parce qu’ils ne font pas la loi, n’imposent pas aux autres leurs propres délibérations. Ils servent à maintenir et à étendre les rapports personnels entre les camarades les plus actifs, à résumer et provoquer l’étude de programmes sur les voies et moyens d’action, à faire connaître à tous la situation des diverses régions et l’action la plus urgente en chacune d’elles, à formuler les diverses opinions ayant cours parmi les anarchistes et à en faire une sorte de statistique, et leurs décisions ne sont pas des règles obligatoires, mais des suggestions, des conseils, des propositions à soumettre à tous les intéressés ; elles ne deviennent obligatoires et exécutives que pour ceux qui les acceptent et jusqu’au point où ils les acceptent. Les organes administratifs qu’ils nomment — Commission de correspondance, etc. — n’ont aucun pouvoir de direction, ne prennent d’initiatives que pour le compte de ceux qui sollicitent et approuvent ces initiatives, n’ont aucune autorité pour imposer leurs propres vues qu’ils peuvent assurément soutenir et propager en tant que groupes de camarades, mais qu’ils ne peuvent pas présenter comme opinion officielle de l’organisation. Ils publient les résolutions des Congrès, les opinions et les propositions que groupes et individus leur communiquent ; ils sont utiles à qui veut s’en servir pour de plus faciles relations entre les groupes et pour la coopération entre ceux qui sont d’accord sur diverses initiatives ; mais libre à chacun de correspondre directement avec qui bon lui semble ou de se servir d’autres comités nommés par des groupements spéciaux. Dans une organisation anarchiste, chaque membre peut professer toutes les opinions et employer toutes les tactiques qui ne sont pas en contradiction avec les principes acceptés et ne nuisent pas à l’activité des autres. En tous les cas, une organisation donnée dure aussi longtemps que les raisons d’union sont plus fortes que les raisons de dissolution ; dans le cas contraire, elle se dissout et laisse place à d’autres groupements plus homogènes. Certes la durée, la permanence d’une organisation est condition de succès dans la longue lutte que nous avons à soutenir et, d’autre part, il est naturel que toute institution aspire, par instinct, à durer indéfiniment. Mais la durée d’une organisation libertaire doit être la conséquence de l’affinité spirituelle de ses membres et des possibilités d’adaptation de sa constitution aux changements des circonstances ; quand elle n’est plus capable d’une mission utile, le mieux est qu’elle meure.

Certains camarades trouveront peut-être qu’une organisation telle que je la conçois et telle qu’elle a déjà été réalisée, plus ou moins bien, à différentes époques, est de peu d’efficacité. Je comprends. Ces camarades sont obsédés du succès des bolchevistes dans leur pays ; ils voudraient, à l’instar des bolchevistes, réunir les anarchistes en une sorte d’armée disciplinée qui, sous la direction idéologique et pratique de quelques chefs, marchât, compacte, à l’assaut des régimes actuels et qui, la victoire matérielle obtenue, dirigeât la constitution de la nouvelle société. Et peut-être est-il

vrai qu’avec ce système, en admettant que des anarchistes s’y prêtent et que les chefs soient des hommes de génie, notre force matérielle deviendrait plus grande. Mais pour quels résultats ? N’adviendrait-il pas de l’anarchisme ce qui est advenu en Russie du socialisme et du communisme ? Ces camarades sont impatients du succès, nous le sommes aussi, mais il ne faut pas, pour vivre et vaincre, renoncer aux raisons de la vie et dénaturer le caractère de l’éventuelle victoire. Nous voulons combattre et vaincre, mais comme anarchistes et pour l’anarchie. — Errico Malatesta.

ORGANISATION (et autorité). Le problème de l’autorité ayant été ailleurs examiné (notamment à autorité, liberté, etc.), nous n’y reviendrons, ici, que pour l’intelligence de notre thèse et dans la mesure où notre point de vue, imprégné de relativisme et basé sur l’observation et l’étude des contingences, peut différer des absolus théoriques de l’anarchisme classique.

L’autorité est évidemment une très grande cause d’abus, et des pires. Elle n’est autre chose que l’exercice de la tyrannie des forts sur les faibles, elle est la consécration de l’inégalité sociale et le moyen de maintenir cette inégalité. Mais le terme est ambigu. Il faut distinguer entre cette autorité, l’autorité du maître, sans explication et sans contrôle, et l’autorité du technicien qui dirige des travaux. Il y a encore d’autres formes d’autorité : dans une situation difficile, une collectivité suit spontanément l’autorité, c’est-à-dire la direction du plus intelligent ou subit l’autorité, c’est-à-dire l’influence de celui qui montre le plus de valeur morale.

Ce que nous combattons, c’est l’esprit de domination, c’est l’autorité fondée sur le régime du bon plaisir (sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas). L’autorité de droit divin n’est pas autre chose que l’autorité du plus fort. On ne s’exprime plus ainsi maintenant, mais on proclame l’intangibilité du principe d’autorité, « nécessaire à la conduite des hommes et au bon fonctionnement des rouages sociaux ».

Délaissant le Droit divin, on invoque le droit de « l’Élite » à commander, pour le bien public. C’est un nouveau terme qui se substitue à celui d’aristocratie qui signifiait la même chose, puisqu’il voulait dire « le Gouvernement des meilleurs ». Mais aristocratie est un terme aujourd’hui décrié. Qu’est-ce que l’élite, qu’est-ce que l’aristocratie ? L’aristocratie se recrutait autrefois par droit de naissance. L’argent a élargi, aujourd’hui, le recrutement de l’élite.

Que d’autres s’efforcent, s’ils veulent, de chercher un autre sens au mot « élite » ; dans la réalité sociale, le terme s’applique à ceux qui détiennent charges, honneurs, argent, c’est-à-dire à ceux qui détiennent, en fait, la suprématie.

La classe nantie a besoin d’une autorité pour assurer sa propre sécurité. Elle a besoin des gendarmes et des gardes mobiles pour surveiller les grèves et les empêcher de dépasser certaines limites. Elle a besoin d’une autorité morale qui entretienne le sentiment de vassalité et qui implante dans l’esprit des gens le danger de mettre en question le principe d’autorité. L’autorité des blancs aux colonies et celle de l’élite en Europe s’appellent protection : protection des forts sur les faibles, parce que les faibles ne savent pas se conduire et n’ont pas appris à réfréner leurs « mauvais instincts ». La civilisation est-elle liée à la suprématie des parasites ?…

On confond aussi la protection des forts sur les faibles (c’est-à-dire contre les faibles), avec la défense des faibles vis-à-vis des forts. En théorie, on proclame que la loi protège les faibles ; en pratique, si les faibles, en s’associant, en se syndiquant, n’ont pas créé une force, c’est contre eux, le plus souvent, que se retourne la loi. Jamais les protecteurs n’acceptent de bon gré de relâ-