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PAI
1923

contestation — la preuve est faite que, pour opposer à la guerre qui vient une digue infranchissable, il n’y a pas d’autre moyen que le désarmement hic et nunc dont une nation donnerait aux autres l’admirable exemple. Est-il besoin d’ajouter que, plus puissante sera la nation entrant résolument et volontairement dans la voie d’un désarmement immédiat, effectif et total, plus considérables seront le retentissement et la portée de cet événement et, conséquemment, la force d’attraction que cet exemple exercera sur les autres peuples ? Le désarmement qu’effectuerait une petite nation (petite par l’étendue de son territoire, par le nombre de ses composants et par la faiblesse relative de son appareil de guerre) aurait incontestablement la même valeur morale que celle du désarmement accompli par une nation plus puissante. Peut-être même pourrait-on soutenir que ce geste emprunterait à cet ensemble de circonstances une beauté particulière, une grandeur exceptionnelle. Mais il est évident qu’il ne retentirait pas dans le monde à l’égal du coup de tonnerre que serait le même geste accompli par une Puissance de premier ordre. Pour avoir toute la signification, pour produire tous les effets qu’on en peut espérer, il faut donc que ce désarmement initial soit le fait d’une grande et forte Puissance. Alors seulement, le phare ainsi allumé projettera sur les régions ténébreuses où s’agitent les brigands qui complotent contre la paix du Monde et préparent cyniquement les atrocités désastreuses de la guerre de demain, une clarté si éblouissante et dont le rayonnement s’étendra si loin, que l’événement deviendra, d’un seul coup, le plus considérable de l’Histoire humaine.

J’imagine une nation en possession de son plein développement, auréolée d’un prestige indiscuté, disposant, sur terre, sur mer et dans les airs, d’une organisation militaire formidable. Je suppose que, cédant à la poussée devenue irrésistible de son peuple, le Gouvernement de cette nation prenne enfin conscience de la folie criminelle des armements et que, de gré ou de force, il se décide à désarmer. J’imagine que, avant d’en arriver là, il a fait tout ce qu’il était en son pouvoir de faire pour entraîner les autres Gouvernement dans la voie du désarmement. Mais il a constaté que ceux-ci s’attardent, hésitent et résistent. Et voici — pure hypothèse toujours — que, sans attendre une résolution de désarmement général qui ne vient pas, il rend sur lui de désarmer, seul et avant tous les autres. Il ne s’agit pas d’un désarmement camouflé, truqué ou partiel, mais d’un désarmement effectif, loyal et complet. Il brise les cadres de ses armées ; il licencie la totalité de ses soldats ; il dépeuple ses casernes, ses bastions et ses forts ; il vide ses manufactures d’armes, ses arsenaux maritimes et ses champs d’aviation militaire ; il vide aussi ses parcs d’artillerie, ses dépôts de munitions et ses poudrières ; il liquide tous ses stocks, approvisionnements et réserves de guerre ; il cesse toute production destinée à la guerre et transforme matières premières, machines et installations de toutes sortes en outillage et produits d’utilité sociale ; il reporte sur les œuvres d’hygiène et de vie, de culture intellectuelle et de solidarité les milliards qu’engloutissaient, hier encore, l’entretien des armées, l’équipement et les préparatifs de guerre ; il rompt tous les marchés et contrats passés avec les industriels de la mort ; il annule toutes les commandes faites à ces industriels ; bref, il ne se borne pas à déclarer qu’il désarme ; il fait de cette déclaration une réalité dont il administre la preuve jusqu’à l’évidence.

Puis, par tous les moyens que le dernier mot de la Science met à sa disposition, il lance dans le monde entier une proclamation ayant pour but de faire connaître à tous les peuples la décision qu’il a prise et le désarmement qu’il a effectué.

On peut aisément prévoie l’incroyable émotion qui

s’emparerait des autres peuples à l’annonce d’un tel désarmement et à la lecture d’une telle déclaration.

Mais n’anticipons pas. Je reviens à ma démonstration, au point précis où je l’ai laissée : donc il faut qu’une grande Puissance désarme la première. Je serre de plus en plus mon argumentation et je pose cette question : « Quelle peut et quelle doit être cette Puissance ? » Ma réponse est nette ; je n’hésite pas : le choix à faire se limite à la France et à l’Allemagne et j’appuie cette indication sur l’opinion que professent unanimement ceux que tourmente le problème de la Guerre et de la Paix et qui ont sérieusement étudié ce problème. Tous reconnaissent que la paix européenne et, par extension, celle du monde est subordonnée au rapprochement franco-allemand. Ils estiment judicieusement que tant que s’élèvera entre l’Allemagne et la France la barrière de méfiance, d’hostilité, de rivalité et de revanche qui les sépare, la Paix sera en péril. Ils pensent, au contraire, que lorsque ces deux nations concluront sur la base de leurs intérêts réciproques (et ceux-ci existent) l’entente désirable, l’Europe et, par extension, le monde entier aura fait un pas décisif vers la Paix. Je partage cette opinion. Il n’est pas question d’un traité d’alliance franco-allemand (nous savons, par expérience, que ces sortes de traités qui lient deux ou plusieurs États sont des machines de guerre dirigées contre les autres États) ; il s’agit d’un accord qui amènera le rapprochement du peuple allemand et du peuple français et consacrera le caractère de sympathie mutuelle et de confiance réciproque des relations de toute nature qui peuvent et doivent exister entre les Français et les Allemands. Je ne pousse pas l’optimisme jusqu’à affirmer que le jour où ces relations existeront, la Paix sera assurée ; mais je crois et je dis que, ce jour-là, s’ouvrira une ère d’apaisement qui favorisera tous les autres rapprochements, toutes les autres réconciliations désirables et possibles ! je crois et je dis que, dans leur ensemble, ces multiples rapprochements dissiperont rapidement l’atmosphère de bataille qui, présentement, enveloppe l’humanité, qu’ils achemineront promptement les peuples, dressés aujourd’hui à se méfier les uns des autres, à se mésestimer et à se haïr, vers des rapports d’estime et de sympathie agissantes, prélude de la réconciliation et précurseurs de la Paix.

Puisque l’établissement de la Paix est subordonné au rapprochement franco-allemand, c’est de la France ou de l’Allemagne que doit partir le signal du désarmement ; c’est à l’une de ces Puissances de première grandeur que doit échoir l’honneur d’ouvrir la marche vers la Paix par le Désarmement.

De ces deux nations, quelle est celle qui doit précéder l’autre dans la voie du désarmement ? Je réponds hardiment et sans la moindre hésitation : la France. Mes raisons sont nombreuses ; voici les principales :

a) Tout d’abord, il faut tenir compte que de la guerre de 1914-1918 qui a mis l’Europe à feu et à sang, la France est sortie victorieuse et l’Allemagne vaincue. Vainement fera-t-on observer que, durant plus de quatre années, l’armée allemande, presque seule, a tenu tête, et victorieusement, et sur un front d’une immense étendue, à la coalition des armées de France, d’Angleterre, d’Italie, de Belgique, des États-Unis d’Amérique, etc. et que, sans cette coalition écrasante en combattants, en matériel de guerre, en ravitaillements de toute nature et en ressources de toutes sortes, la France eût été dans la cruelle nécessité de se rendre. Le fabuliste a dit :

En toutes choses il faut considérer la fin.

Cette maxime s’applique aux choses de la Guerre : le résultat seul compte. Or, la fin de cette horrible guerre, c’est le traité de Versailles, et ce traité proclame la défaite de l’Allemagne et son écrasement. Quelles que soient les conditions dans lesquelles a été conclu le