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PAI
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serait la dernière, parce que, le lendemain, il n’y aurait plus de France. Songez-y, Monsieur : notre pays est de toutes parts entouré de nations avides et puissantes : l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie contournent ses frontières. Fertile et riche comme Elle l’est, la France ne saurait manquer d’exciter les convoitises de ces nations de proie. La vaillance bien connue de ses chefs militaires et de leurs soldats, le formidable matériel de guerre dont elle dispose lui servent aujourd’hui de remparts et garantissent sa sécurité. Qu’Elle se désarme ; et, ces remparts s’étant écroulés, ses frontières n’étant plus protégées, Elle serait immédiatement envahie et l’agresseur — ou les agresseurs — ne rencontrant aucune résistance, assouviraient sans coup férir et par conséquent sans risque leurs appétits d’annexion. Nouvelle Pologne, notre pays magnifique, déchiré, écartelé, tomberait sous l’écrasante domination du ou des conquérants qui se partageraient son territoire et sa population. N’ai-je pas raison, Monsieur, d’affirmer que le Désarmement que vous préconisez équivaudrait, pour la France, à un véritable suicide ? Vous n’êtes pas son ami ; vous êtes son plus mortel ennemi ! »

Ce langage, c’est celui que profèrent nos nationalistes et le peuple de France — comme d’ailleurs — est tellement et depuis si longtemps habitué à vivre sur le pied de guerre, on lui a tant et si bien dit, répété, rabâché qu’il est une sorte d’agneau entouré de loups, que, sans réfléchir, il est porté à croire que c’est une indiscutable vérité. Et pourtant !…

À l’objection soulevée contre le Désarmement unilatéral et sans condition de réciprocité, je réponds que je ne partage en aucune façon les craintes et les sinistres prévisions que traduit cette objection. Par la pensée, supposons la France s’étant totalement désarmée. Elle a avisé de cet événement considérable tous les autres peuples et leur a administré la preuve de sa parfaite loyauté, de son indiscutable sincérité. Il est entendu qu’elle a définitivement renoncé à la guerre, qu’elle ne consentira, en aucun cas, à se battre, que rien, rien ne la décidera à se départir de cette résolution. Elle l’a solennellement déclaré et personne ne l’ignore, ne peut l’ignorer. Et, maintenant, réfléchissons et argumentons.

Toute nation se compose de deux éléments : ses gouvernants (une infime minorité) et l’immense multitude qui forme le reste de la population : D’où peut surgir le danger dont on nous menace ? Il ne peut provenir que de cette multitude qu’on appelle le peuple ou de ceux qui gouvernent. Est-il permis d’imaginer qu’un peuple, pour si belliqueux qu’il soit, puisse concevoir et envisager sérieusement le projet de porter la guerre dans un pays dont il connaît l’indéfectible attachement à une Paix définitive ? Tenons compte que tous les peuples sont plus ou moins travaillés par la propagande pacifiste ; qu’il y a, chez eux, des associations dont la volonté de Paix a été portée à son comble par le désarmement volontaire de la France ; n’oublions pas que ces peuples sont édifiés sur les horreurs de la guerre et savent pertinemment que l’annexion d’une partie du territoire français ne leur rapporterait rien ; ne perdons pas de vue que le prolétariat de ces peuples a conscience que sa situation sociale le condamne à être et à rester aussi longtemps qu’il aura des capitalistes et des gouvernants, victime de l’exploitation de ses capitalistes et de la domination de ses gouvernants et que cette domination et cette exploitation se trouveront aggravées en raison directe de l’extension qu’apporteraient à cette agression et à cette spoliation un territoire plus étendu, une population plus nombreuse, et un gouvernement plus fort. J’ai la conviction que, dans ces conditions, il ne viendra à la pensée d’aucun peuple de songer à se jeter sur le seul pays qui aura affirmé et prouvé qu’il entend ne chercher querelle à personne et qu’il veut vivre en paix et en amitié avec

tout le monde. Pour se battre il faut être deux, c’est aussi vrai pour deux nations que pour deux individus, et il suffit que l’un des deux refuse le combat pour que celui-ci n’ait pas lieu. Il n’est plus, le temps où la guerre se limitait aux campagnes engagées entre mercenaires, spadassins et reîtres ayant, par intérêt et par profession, embrassé la carrière des armes. Dans toutes les nations, c’est la totalité des hommes valides et adultes qui, en temps de guerre, est appelée sous les drapeaux et ce que nous savons du caractère que revêtira la guerre de demain nous persuade que, hommes et femmes, vieillards et enfants, personne ne sera épargné. Et on s’essaierait à nous faire admettre l’éventualité d’une agression voulue ou même consentie par la population paisible d’un ou plusieurs pays contre une grande nation comme la France qui se serait délibérément désarmée ? Cette éventualité est inadmissible.

Il est vrai que si la guerre n’est jamais désirée ni voulue par le peuple, celui-ci apprenant et constatant de mieux en mieux qu’il n’a rien à y gagner et tout à y perdre, elle est le fait des dirigeants qui gouvernent la nation. Ceux-ci ne sont que le petit nombre mais ils possèdent tous les leviers de commande : pouvoir, richesse, journaux, censure, toutes ces forces sont à leur discrétion et entre leurs mains. Ils excellent dans l’art de préparer les esprits à la guerre, de chauffer l’opinion, de l’affoler et de la galvaniser. Quand ils sentent venir un conflit armé, ils mettent en mouvement toutes leurs batteries ; ils ne témoignent jamais plus ostensiblement de leur volonté de paix que lorsqu’ils sont à la veille de déclencher la guerre. Ils sont à la source des renseignements. Dans les sphères gouvernementales, diplomatiques, militaires et capitalistes, on sait à quoi s’en tenir sur les événements qui se préparent ; mais jusqu’à la dernière heure, on ruse, on travestit les faits, on dénature les informations ; en un mot, on ment. Or, toutes ces manœuvres, toutes ces fraudes, tous ces mensonges ont un but, un seul, et il est le même dans tous les pays. Ce but, c’est de faire pénétrer dans le crâne de la masse la conviction que, dans chaque pays, les Pouvoirs publics ont tout mis en œuvre pour éviter la guerre : « Toutes les concessions compatibles avec la dignité et les intérêts de la Nation, nous les avons faites. Tout ce qu’il était humainement possible de faire pour épargner à notre pays les duretés, les rigueurs, les douloureuses épreuves que comporte un conflit armé, nous l’avons fait. Nous sommes allés jusqu’aux extrêmes limites de la conciliation ; nous n’avons reculé devant aucune mesure susceptible d’écarter cette terrible éventualité. Tout a été inutile. La Guerre nous est imposée ; nous la subissons ; mais, puisque nous sommes l’objet d’une agression criminelle, nous nous trouvons dans l’obligation de repousser cette agression ; sauvagement attaqués, nous avons l’impérieux devoir de nous défendre. » Tous les gouvernements s’expriment de la sorte et donnent à cette fourberie toutes les apparences de la sincérité.

Et c’est ainsi que chaque État parvient à faire croire à son Peuple qu’il s’agit d’une Guerre au caractère indubitablement défensif. Il n’y a pas un gouvernement, je dis : « pas un », qui, à notre époque, prendrait sur lui de reconnaître qu’il pourrait ne pas faire la guerre, que rien ne l’y oblige, mais qu’il a la volonté de la faire quand même : une telle guerre serait tellement impopulaire, elle se heurterait à de telles résistances, elle soulèverait un tel mécontentement, elle ameuterait tant de colères, qu’aucun gouvernement — à moins qu’on ne le suppose frappé de démence — ne consentirait à assumer les responsabilités écrasantes et à courir les risques certains d’une aussi périlleuse aventure. Cela ne fait pas le moindre doute.

Eh bien ! Il est facile, dans l’état actuel du monde, alors que chaque nation, bottée, casquée, armée, reste sur le qui-vive et contribue à transformer la terre en un immense camp retranché d’où peut, à tout instant,