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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/615

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PAR
1958

réparation possible des maux présents, elle a opposé un obstacle incalculable au développement de l’activité humaine. De plus, la croyance aux paradis et aux enfers a surtout été utile aux exploiteurs de la faiblesse humaine, car, complice de la servitude physique et morale, arme aux mains des maîtres incapables d’élever les caractères et de diriger le progrès, elle a maintenu les humbles dans l’ignorance et la crainte, facteurs de résignation ; elle a déchaîné contre les conceptions analogues ou contraires, les persécutions et les bûchers et a ainsi inondé de sang toute la terre. Socialement, la promesse du paradis, pour les chrétiens entre autres, a eu surtout pour but — et pour effet — de faire accepter aux déshérités leurs souffrances et leurs privations, l’infériorité même de leur condition comme une épreuve bienfaisante qui leur vaudra, après la mort, une félicité compensatrice. Et, pendant que les pauvres se consolent du mieux qu’ils peuvent avec le mirage de joies problématiques, les grands de ce monde — et les princes de l’Église au premier rang — se hâtent de savourer les jouissances positives, certaines au moins, de la vie terrestre. — Ch. Alexandre.


PARADOXE n. m. A été formé des mots grecs para (à côté) et doxa (opinion).

Dans l’Encyclopédie de Diderot, on lit cette définition du paradoxe : « C’est une proposition absurde en apparence, à cause qu’elle est contraire aux opinions reçues, et qui, néanmoins, est vraie au fond ou du moins peut recevoir un air de Vérité. »

Le paradoxe est l’opinion de l’homme qui préfère une vérité nouvelle, même incertaine, à l’enlisement dans les idées acquises. Il est à la recherche idéologique ce que l’hypothèse est à la recherche scientifique. Le but du paradoxe est la vérité, comme celui de l’hypothèse est la certitude. Mais pas plus que l’hypothèse ne devient toujours une certitude, le paradoxe n’est toujours la vérité de demain. De même les opinions reçues qui s’opposent aux paradoxes ne sont pas toujours des préjugés. Ces opinions ont été des paradoxes avant de devenir soit des vérités, soit des préjugés. Les paradoxes qui sont des vérités demeurent. Ceux qui sont des préjugés sont emportés par de nouveaux paradoxes. Il. ne s’agit donc pas de prendre parti, soit pour l’opinion reçue, soit pour le paradoxe ; il s’agit de choisir la vérité là où elle se trouve. C’est l’attitude de la science devant l’hypothèse ; elle l’adopte, elle lui apporte la démonstration qui en fait une certitude quand elle a découvert qu’elle est vraie. C’est le sort de l’utopie qui est une forme du paradoxe et qui devient un jour réalité. Toutes les inventions ont été des paradoxes, des utopies, tant qu’elles sont restées dans le domaine de l’imagination ; l’expérimentation les a fait passer dans celui de la vérité et de la réalité.

Proudhon disait : « Il n’est pas une vérité qui n’ait été, au jour de sa publication, regardée comme un paradoxe. » Il n’est pas un progrès qui n’ait été un paradoxe à un moment quelconque de l’humanité, depuis la production et les usages du feu que certains hommes ignorent encore aujourd’hui, jusqu’à ceux de la vapeur et de l’électricité. La locomotion aérienne, imaginée et recherchée par l’homme depuis qu’il a observé le vol de l’oiseau, a été un paradoxe tant que l’aérostation et l’aviation ne l’ont pas réalisée. Il y a cent ans, on aurait traité de fou celui qui aurait prédit qu’en 1931 on volerait plus longtemps, plus haut et plus vite que les oiseaux ; on l’aurait peut-être envoyé à Bicêtre, comme on avait jeté en prison Galilée lorsqu’il avait soutenu que la Terre tournait autour du Soleil. Les communications interplanétaires sont encore du domaine du paradoxe, de l’utopie ; elles ne le seront peut-être plus dans cent ans ou dans mille ans et il n’y aurait pas à traiter de fou celui qui annoncerait que l’homme pourra alors, dans la même journée, aller

déjeuner dans la Lune et coucher dans Vénus ou dans Saturne. Qui sait quelles choses encore plus extraordinaires la science permettra, dans dix ou cent siècles d’ici, si l’humanité ne s’est pas exterminée elle-même avant ? Car, le paradoxe le plus impossible à soutenir aujourd’hui, devant les exemples qu’elle donne de sa folie, est qu’elle ne court pas au suicide général de tous ceux qui la composent. Rien n’est impossible. « Celui qui en dehors des mathématiques pures prononce le mot impossible manque de prudence », disait Arago, ce qui n’empêchait par le même Arago de soutenir, à propos des chemins de fer, que la basse température des tunnels, avec le passage subit du chaud au froid procurerait aux voyageurs des fluxions de poitrine !…

Le paradoxe est contraire à l’opinion, mais non à la raison. « Paradoxa », et non « paraloga », disaient les stoïciens qui émettaient les vérités éternelles de la sagesse reconnues de tout temps et toujours à reconnaître. La philosophie antique a pourvu de paradoxes toutes les philosophies de l’avenir sans qu’elles arrivent à les épuiser. La fourberie théologique a, à dessein, assombri la sérénité philosophique en introduisant dans les discussions paradoxales les affirmations stupides de ses élucubrations. Car on ne saurait admettre comme paradoxe, c’est-à-dire vérité probable soumise au contrôle de la raison et des faits, ce qu’on doit croire parce que c’est absurde. Credo quia absurdum ! Comme l’hypothèse expérimentale, le paradoxe qui sera la vérité est fondé sur une observation antérieure. Il n’y a aucune observation à la base de la métaphysique théologique ; il n’y a que les phantasmes d’imaginations en délire exploités par des imposteurs.

Il y a le paradoxe dont la vérité est reconnue implicitement par l’opinion, mais qu’elle laisse à l’état de paradoxe, parce qu’elle n’en tire pas toutes les déductions nécessaires, soit par incapacité, soit par indifférence. Tel est ce paradoxe de V. Hugo voyant dans le travail parlementaire celui de « quelques pauvres diables de gâcheurs politiques, lesquels s’imaginent qu’ils bâtissent un édifice social parce qu’ils vont tous les jours à grand peine, suant et soufflant, brouetter des tas de projets de lois des Tuileries au Palais Bourbon et du Palais Bourbon au Luxembourg ». D’ailleurs, tout ce qui constitue la vérité sociale est paradoxe dans l’état social basé sur le mensonge, ce mensonge conventionnel qui est, au dire de ses augures, une nécessité vitale des sociétés. Le pain et le bien-être pour tous, l’ « à chacun selon ses besoins », la liberté individuelle, la justice sociale, qui sont des vérités naturelles et élémentaires, sont devenus des paradoxes dans un monde constitué sur les sophistications les plus pernicieuses. En 1534, Sébastien Franck dans son livre Paradoxes, après avoir défini le paradoxe « quelque chose qui est vrai, mais que tout le monde tient pour faux », donnait le commentaire de deux cent quatre-vingts de ces vérités essentielles dont l’artificieuse casuistique sociale a fait des paradoxes.

Par contre, les sophismes les plus haïssables sont érigés en vérités sociales, tel le fameux aphorisme : Si vis pacem para bellum — « Si tu veux la paix prépare la guerre » — qui est la loi du monde actuel, malgré toutes les expériences qui en ont démontré l’indiscutable fausseté, mais que les hommes se laissent toujours imposer par la fourberie de leurs gouvernants. Il a fallu le monstrueux impérialisme de Napoléon pour ressusciter cet exécrable sophisme en rétablissant le culte barbare de la force militaire disparu avec les Romains. Depuis ces sinistres fossoyeurs du monde antique, personne n’avait pensé à préparer la guerre pour assurer la paix. Les mégalomanes Louis XIV et Frédéric, eux-mêmes, ne levaient des armées que pour faire la guerre ; en dehors des pauvres diables et des aventuriers ramassés par les recruteurs et que poussaient la faim et des perspectives de