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1961

intelligente est dans « la culture attentive des diverses facultés du moi » (Fonsegrive), elle a fait l’hypertrophie du moi, sentiment excessif de la personnalité et exagéré au point de ne considérer que soi et de vouloir n’occuper les autres que de soi. Suivant les époques et les circonstances, ce sentiment prend les formes précieuses du narcissisme barrésien et se manifeste, individuellement, et passivement, dans une sorte d’onanisme intellectuel cultivé en un quelconque Jardin de Bérénice ; mais il est furieusement épris d’action pour les autres à qui il dit : « Allez ! enfants de la Patrie ! » Ou bien, il s’aiguille vers des activités collectives plus grossières et plus brutales. J.-R Bloch constatait, en 1828, que le sport français était « en train de se tourner en une sorte d’égotisme plastique et sensuel dont les effets ne sont pas moins morbides que l’égotisme cérébral de Barrès ». Encore plus exaspérée, la vanité individuelle se manifeste dans l’activité catastrophique des mégalomanes, prétendus « surhommes » auxquels les simples vaniteux ont la sottise de remettre leur destin. C’est ainsi que du primitif qui a commencé à se peindre le visage, il y a des milliers d’années, pour plaire à sa femelle, et tué son voisin pour s’emparer de sa chasse, jusqu’aux arrivistes convoitant la possession du monde et aux mégalomanes chefs d’États décidant « les mobilisations qui ne sont pas la guerre », se sont déroulés tous les aspects du besoin de paraître. Simplement naïf chez l’homme de la nature ne cherchant, comme la plante et comme l’animal, que sa meilleure place au soleil, ce besoin a atteint l’aliénation frénétique du dictateur jamais satisfait, jamais rassasié, toujours prêt à mettre le monde à feu et à sang, à décréter la misère et la ruine de millions d’hommes pour la satisfaction de son exécrable vanité. Un Néron incendiait Rome pour montrer qu’il était un grand artiste ; un Clemenceau a fait prolonger la Grande Tuerie pour prouver qu’il faisait la guerre. Et les peuples, intoxiqués, hallucinés par la même vanité, dressent des monuments de gloire à ces fous sanguinaires en chantant qu’ils ont « bien mérité de la Patrie !… ».

Car, au-dessous des Néron et des Clemenceau qui font ce qu’on appelle « l’histoire » et sont les Himalaya de la sottise humaine, il y a la cohue innombrable des piqués, des mythomanes — monomanes du mensonge, — des mégalomanes, des aliénés de toutes sortes, furieusement acharnés à se hisser les uns sur les autres, à s’écraser et à se dévorer entre eux pour paraître au-dessus de leur environnement. Les crabes qui s’agitent dans un panier où ils sont entassés donnent un spectacle bien innocent à côté de celui-là. Rien ne fait mieux comprendre la monstruosité de l’état social, son incapacité à se constituer sur des bases rationnelles, que ce grouillement de vanités sordides. Rien ne montre davantage le détraquement du mécanisme à l’envers qu’on appelle « civilisation » et qui annihile, broie, sacrifie tout ce qui est vrai, juste, équilibré, généreux, bienfaisant, pour le triomphe des gredins et des fous.

Il convient de distinguer entre ceux que tourmente le désir de paraître. Il y a la masse grégaire, la foule des « innocents », des « pauvres d’esprit » à qui le ciel est promis et dont, la vanité chétive se repaît de cette merveille, celle des simples imbéciles dont un besoin simiesque d’imitation satisfait la vanité puérile dans la pratique de la mode, celle des imbéciles plus compliqués qui obéissent au snobisme. Ceux-là sont plus victimes de leur sottise qu’ils ne sont bénéficiaires de leurs ambitions toujours déçues. Pris individuellement, ils sont rarement dangereux, seulement capables à l’occasion de se mettre à ruer et à mordre comme une bourrique quand elle est trop fortement étrillée. Les dégâts qu’ils peuvent produire sont limités par leur incapacité intellectuelle, leur aboulie congénitale et leur peur des coups. Mais le danger vient de leur masse. Grenouilles pullulantes dans le marais social, « majorité compacte »,

malgré ce déliquescente, soumise à toutes les abjections, rétive à toutes les générosités, favorable à toutes les turpitudes : ils sont le troupeau stupide qui se plante sur la tête des plumets, des cocardes, des petits drapeaux, pour suivre les tambours, tirer au sort, marcher aux urnes, se ruer aux mascarades patriotiques et courir à tous les appels du canon. Ils sont les soutiens et les dupes des malfaiteurs qui ont fait du besoin de paraître un système d’exploitation, des criminels qui entretiennent l’état social dans la frénésie de ce besoin, de tous ceux qui en sont les professionnels et par qui sévit l’arrivisme dont nous parlerons plus loin.

La possibilité de paraître avec plus ou moins d’éclat et d’influence dépend du prestige qu’on exerce. Ce prestige agit avec une sorte de fascination abolissant le jugement et la résistance de celui qui le subit. Tous les moyens de séduction, plus ou moins grossiers, des vieilles sorcelleries se retrouvent en l’occurrence, à peine changés par la terminologie moderne. Les enchantements féeriques, les apparitions merveilleuses et terrifiantes, les diableries, les philtres, les charmes, les incantations, les exorcismes, tout l’appareil des jeteurs de sorts, des rebouteux des âmes et des corps, des nécromants, des charlatans du divin et du temporel, avec les mises en scènes pompeuses des cours et des cérémonies : tout cela n’a été créé que pour exercer ce prestige en frappant les imaginations et en troublant les esprits. C’est par ces moyens qu’on provoque les états d’hypnotisme collectif qui font béer les foules admiratives aux manifestations carnavalesques des puissants de la terre, aux Te Deum chantés en l’honneur du « Dieu des armées ». C’est ainsi qu’on convainc les peuples que leur nation propre, dont les maîtres sont si grands, est au-dessus des autres ; que l’armée est une belle chose, que la guerre est d’essence divine et doit toujours exister, malgré les pactes Kellog qui la déclarent « crime » et la mettent « hors la loi » ; qu’enfin, il faut travailler, payer, s’armer et se faire tuer, pour que les maîtres soient toujours plus grands, plus insolents, plus mystificateurs et que le crime ne soit pas extirpé de la terre.

Même dans les pays démocratiques, on perpétue la mascarade des cérémonies, des uniformes, des décorations, et les fallacieuses distinctions qui séparent les hiérarchies du vulgaire demeuré nu et cru et qui n’est rien, « pas même académicien », a dit Piron. Tout cela pour maintenir le prestige, aussi anachronique que ses déguisements, d’une autorité qui n’a même pas assez le respect d’elle-même pour se manifester autrement que par des moyens de carnaval. Mais l’oripeau est nécessaire, tant il couvre souvent le plus vilain bonhomme, pour donner l’illusion d’une supériorité du dominateur sur le dominé. « Prestige acquis », a dit Le Bon dans sa Psychologie des Foules, mais non « prestige personnel ». Tout ce monde de déguisés est d’autant plus entiché de ses prérogatives, jaloux de les faire valoir et d’en tirer avantage, qu’il est moins digne de considération. Le tyran violateur des droits de « son » peuple, le ministre prévaricateur, le guerrier massacreur et pillard, le prêtre simoniaque, l’intellectuel prostitué au pouvoir, le magistrat forfaiteur, le dignitaire de la Légion d’honneur livré au péculat et à l’escroquerie, tous ces représentants de l’imposture souveraine ont besoin de leur « prestige acquis » pour paraître quelque chose. Il est du plus haut comique d’observer le spectacle de leurs jongleries, de leurs disputes, de leurs intrigues, pour se faire valoir et s’évincer réciproquement. Ceux qui ont de belles femmes sont favorisés ; ils font des cocus magnifiques. « Le mépris de l’inférieur est un grand principe d’émulation et le fondement de la hiérarchie », a dit A. France. Ce mépris soulage les petites âmes de celui que leur manifeste les malins grimpés plus haut qu’eux au mât de cocagne de la notoriété. Aussi, les questions de préséance les préoccupent plus que leurs fonctions. Depuis