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Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/620

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1963

marquis, 5.050 francs pour une vicomté et 3.830 francs pour une baronnie. L’Annuaire de la Noblesse disait : « Lorsque la concession deviendra ancienne et que le temps aura jeté sur elle le voile de l’oubli, on revendiquera une origine féodale. » Un quelconque Drigon devint marquis de Magny, un Gaschon fit un de Molènes, un Piédevache fut fait de la Bourdelais et un Le Chat rentra ses griffes sous le nom de Saint-Hénis ! Il y en eut des centaines qui figurent encore aujourd’hui au Gotha parmi l’aristocratie du noble faubourg et de l’Action Française !

Le besoin de paraître a pris tout son développement dans l’arrivisme contemporain épaulé par le muflisme. Leur progression a été commune ; ce sont deux frères siamois engendrés et engraissés par le même fumier social. L’arrivisme a été remarquablement étudié par Ossip-Lourié dans son ouvrage : L’Arrivisme, essai de psychologie concrète. Si nous avions un reproche à faire à ce livre, ce serait de paraître plaider l’irresponsabilité de l’arrivisme en insistant trop sur sa pathologie. Le monstre cause trop de désastres et il est trop impitoyable à l’égard de ses victimes pour mériter des circonstances atténuantes.

Comme le muflisme, l’arrivisme est une vieille chose dans le monde ; comme lui, il a pris à notre époque un développement qui en a fait une maladie sociale. Il est le phénomène psychologique le plus caractéristique de notre temps. Évidemment, il y a toujours eu des arrivistes, « ambitieux sans scrupules », voulant à tout prix « parvenir, arriver aux dignités, aux honneurs, à la fortune », comme il y a toujours en des égotistes animés de la manie de parler et de faire parler d’eux, et des mégalomanes possédés du délire des grandeurs. Leurs cas ont été certainement nombreux, mais ils étaient particuliers, considérés généralement comme anormaux, anti-sociaux, et, même quand ils réussissaient, ils devaient mettre une sourdine aux trompettes de leur triomphe ; on ne leur permettait pas d’ériger en civisme leur impudent pharisaïsme. Si, au temps de Louis XV, comme en tout temps, « la vertu était à pied et le vice à cheval », du moins n’avait-on pas fait une vertu du vice et ne le tenait-on pas pour une chose socialement admirable.

On ne trouve le mot : arrivisme, dans aucun dictionnaire. Le premier, Ossip-Lourié l’a défini ainsi : « Désir de se mettre en évidence, de s’imposer, de jouer un rôle, de dominer. Tendance pathologique irrésistible à réaliser rapidement, par tous les moyens, un but égoïste, à s’acheminer ou plutôt à s’élancer vers une situation mettant le sujet au-dessus de son état, de ses capacités, de sa valeur réelle. C’est une affection qui pousse invinciblement certaines catégories d’individus, — dont le nombre augmente de plus en plus, — à égaler ou à dépasser quelqu’un, à s’emparer d’une parcelle d’un pouvoir, d’une puissance. » Petits arrivistes qui se démènent dans leur village, auprès d’un patron, dans le salon d’une sous-préfète ou dans des comités électoraux ; grands arrivistes qui atteignent les plus hautes situations politiques et sociales au-dessus des foules et des peuples : « Chez tous on observe une floraison démesurée de la vanité et de l’audace provocante. » C’est ainsi que « des imbéciles, des idiots, des monstres arrivent socialement à des situations en vue. » Ossip-Lourié ajoute : « L’élément brutalement égoïste est inséparable de l’arrivisme. Les sentiments affectifs sont abolis, exaltés ou pervertis chez la plupart des arrivistes… Aucune catastrophe familiale, sociale ou universelle, souvent provoquée par eux-mêmes, ne peut les émouvoir. Tout pour eux est prétexte pour se manifester, se produire… Les arrivistes sont des stratèges de premier ordre. Leur habileté va même jusqu’à se faire des ennemis utiles. Pour réaliser leurs desseins, ils font souvent preuve d’une pittoresque ingéniosité et d’une souplesse géniale. Avec une audace morbide ils savent utiliser les infiniment petits et les

hécatombes de millions d’êtres humains… Les arrivistes ne peuvent se manifester que s’ils trouvent constamment de nouveaux buts à leur activité. Le jour où ils n’ont plus de degré à monter, d’obstacle à franchir, ils se désagrègent et perdent leur raison d’être… L’un des traits caractéristiques des arrivistes, c’est la stérilité de leurs efforts. Regardez au fond de leurs œuvres : il n’y a rien. Dépouillez-les de leurs couronnes artificielles, vous vous trouverez en présence de niais. »

L’arriviste sévit dans tous les milieux et dans toutes les classes. Partout, en bas et en haut, illettré ou savant, manuel ou intellectuel, prolétaire ou capitaliste, gouverné ou gouvernant, il est un cas pathologique. « Car tout arriviste, quel que soit le degré de son arrivisme et de l’état de son milieu, doit être toujours suspect au point de vue nerveux et mental… On est frappé de la quantité considérable de tarés qu’on rencontre (chez les arrivistes) : débiles, esprits faux, déséquilibrés de l’émotivité ou de l’humeur, hystériques, névropathes. Tous portent des stigmates, c’est-à-dire des signes permanents et flagrants pathognomoniques. » Cette thèse est illustrée par une discussion qui s’est produite, il y a quelques années, à la Chambre des Communes d’Angleterre. Il s’agissait du trafic des décorations qui se pratique au-delà de la Manche comme en deçà. Un orateur demanda qu’on fit examiner par un médecin aliéniste toute personne désireuse d’être décorée.

Après ces définitions et observations, Ossip-Lourié a étudié « la genèse psychologique de l’arrivisme ». Les circonstances et les facilités de développement toujours plus grandes que lui a offertes l’état social, ont multiplié l’arrivisme en procurant aux monomanes ambitieux et aux mégalomanes, qui ne sont plus neutralisés dans des asiles, la possibilité de réaliser les idées de grandeur dans lesquelles ils se complaisent. Non seulement ils peuvent, aujourd’hui, s’exercer en liberté, mais ils sont aidés et admirés publiquement, jusqu’à l’assassinat inclus, qui est pour eux la meilleure des réclames et des moyens de se pousser dans le monde. Il n’y a pas longtemps, les journaux offraient complaisamment à l’admiration des foules, au lendemain d’un acquittement en cour d’assises, le sourire d’une beauté de cinéma qui avait tué son mari millionnaire pour hériter de lui. Quel encouragement à la vertu pour les jeunes filles sans fortune, ouvrières et dactylos, qui résistent aux séductions des « concours de beauté » et de la prostitution empanachée où ils conduisent ! Devant les facilités qu’ils rencontrent, l’admiration dont ils sont l’objet, comment s’étonner que les arrivistes et les cabotins du crime « finissent par se persuader qu’ils sont plus puissants, plus grands, plus nobles que tous ceux qui les entourent », que des hommes « encore sains d’esprit en apparence, chez qui le délire ambitieux n’est qu’à l’état latent, sacrifient tout à la satisfaction de leurs tendances orgueilleuses » ? Ils sont en même temps « la proie de la folie des grandeurs et des victimes de l’existence des hiérarchies sociales ».

Dans un état social normal, le mal serait vite endigué et neutralisé ; mais dans l’état de violence et d’arbitraire qui est à la base de la société « la plus faible cause suffit à déclencher la démence », pour conduire jusqu’au crime « socialement avouable et admiré ». Au lieu d’enfermer dans des maisons d’aliénés les arrivistes délinquants, « on les honore, on leur élève des statues quand ils ne se les élèvent pas eux-mêmes… Ils sont d’autant plus dangereux qu’ils ne peuplent pas les prisons, mais la vie courante, et sont parmi les dirigeants des sociétés ». Ces dirigeants sont très rarement des individus supérieurs ; ils sont des médiocres comme tous ceux qui n’arrivent que par les autres. Ils sont à la mesure de la foule qu’ils doivent flatter et tromper pour réussir. Comment pourrait-on leur opposer la vérité devant cette foule ? C’est l’histoire du Dr Stockmann, dans Un Ennemi du Peuple, d’Ibsen,