Aller au contenu

Page:Faure - Encyclopédie anarchiste, tome 3.djvu/625

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
PAR
1968

annonces. Ils faisaient un simple éloge des objets criés pour les recommander, et leur domaine était très limité. Quand l’imprimerie permit la publication de journaux et l’affichage de placards, on vit des annonces écrites auxquelles s’ajoutèrent de petits articles.

La première forme de ce qu’on appelle aujourd’hui la publicité fut, en 1619, l’invention de Théophraste Renaudot dans un prospectus où il faisait pompeusement la « description d’un médicament appelé polychreston ». Habilement, il mêla dans cette description la soixantaine de vertus de cette médecine à celles de la Faculté qui n’en avait certainement pas autant. Avec l’extension de la presse, les faiseurs de réclame s’ingénièrent à trouver des moyens nouveaux d’exciter la curiosité publique. Ce fut souvent avec esprit, et la réclame fut chose supportable, parfois amusante, tant qu’elle demeura dans le domaine particulier qui lui convenait des choses mercantiles. Mais quand le banquisme littéraire et artistique voulut lancer un livre ou un tableau, un écrivain ou un artiste comme une marque de saucisson ou un apéritif, quand il voulut présenter comme des artistes des hommes-serpents de la virtuosité acrobatique, quand la publicité prit de plus en plus les formes de la muflerie qui s’impose, pénètre et poursuit partout, ils devinrent exaspérants et insupportables.

Jadis la publicité était ce qui rendait une chose publique. Aujourd’hui, elle est le système du puffisme qui perd toute mesure dans la réclame et par lequel la moitié du monde est occupée à « monter le cou » à l’autre moitié. Une armée innombrable de techniciens de toutes sortes est à son service ; aucune forme de l’activité humaine n’échappe à son industrie pour être vendue et monnayée. Déjà, en 1860, Proudhon écrivait : « À quoi demande-t-on aujourd’hui la sécurité, le succès, le bien-être, les affaires ? À l’annonce, à l’a réclame, au prospectus, à l’étalage, à toutes les charlataneries des expositions et des tripotages. Ne faut-il pas avoir le cerveau vide et à bout de ressources pour imaginer qu’une grande ville subviendra à son industrie par un appel à la curiosité ? Généraliser et appliquer en grand, à tout un pays, les procédés et ficelles des boutiquiers du boulevard le jour du nouvel an, quelle idée !… » C’est cependant ce qui s’est produit, grâce au puffisme et à la publicité. Ils sont venus tous deux d’Amérique et se sont répandus dans le monde entier. Rapportant tout à l’argent, ne pouvant concevoir que quelque chose ne soit pas monnayable dans le domaine de la conscience comme de la mercante, de la pensée comme de l’industrie, l’Américain était tout désigné pour trouver et répandre cette double peste, avec toutes les grossièretés dont les vieilles civilisations européennes, imbues malgré tout de certaines traditions de politesse, n’auraient pu avoir l’initiative. Mais le mélange des races provoqué par la guerre a ouvert la voie au puffisme universel en détruisant toute notion des véritables valeurs intellectuelles et morales, en faisant un salmigondis des mœurs les plus disparates et surtout en exaspérant, à tous les degrés de la hiérarchie sociale menacée dans ses éléments autochtones, les ambitions, les convoitises et les appétits arrivistes.

Le great attraction qui commença avec Barnum, banquiste de Tom Pouce et de la nourrice de Wasinghton, a envahi le vieux monde, pénétré son mécanisme tant idéologique que pratique, pour traiter l’homme « comme le plus obtus des animaux inférieurs », a écrit Duhamel. La publicité s’est appliquée à créer des besoins factices pour débiter des produits factices et une affreuse camelote dont s’est engouée la foule emportée par une hystérie collective. L’attraction exercée jadis par les charlatans est passée aux grands magasins, à leur luxe esbroufeur et à leurs produits fallacieux, Zola avait déjà observé leur formation et leur influence dans son roman : Au Bonheur des Dames. Les jours de « réclame » de tel ou tel objet de leur négoce, annonces à grand fracas par les journaux, ce sont de véritables

émeutes dans les halls immenses où se débitent les camelotes des « Big Business », grands brasseurs d’affaires. Elles ne sont pas faites pour le goût du public, c’est lui qui est fait pour elles, et il n’y en a pas pour tout le monde. Mais ces fins mercantiles ne sont qu’un des aspects du puffisme et de la publicité. Ils sont allés plus loin et plus profond dans la transformation de la psychologie des foules, dans le bouleversement des mœurs, dans toutes les voies de l’arrivisme le plus interlope, les façons de paraître les plus sottes et les plus abjectes. Ils sont l’humus dans lequel fermentent, poussent, s’épanouissent toutes les végétations vénéneuses du crime et de la prostitution, de la friponnerie et du cabotinage. Ils donnent sa justification, le rendant séduisant et admirable, à tout ce qui est socialement malsain, monstrueux, hors-nature et hors-civilisation véritable. C’est ainsi qu’on ne voit plus que des rois et des reines à tous les degrés de l’échelle, une haute et basse pègre qui a envahi toutes les formes d’une activité où chacun, for ver ! veut être le premier au-dessus des autres. Si les authentiques monarques, ceux qui « firent » leur pays ou continuent à le « faire » en attendant la culbute des premiers, sont réduits aux emplois ambulatoires de la noce aristocratique, on voit des légions de rois du cochon, du cirage, du bistouri, du roman, de la carambouille, des troupeaux de reines de toutes les nations et de toutes les villes, du nougat, de la margarine, de la bouillabaisse, du bigophone, de la dactylographie, du lavoir, de l’entôlage. Tous les milliardaires sont des Louis XIV, les ministres, des Colbert, les généraux, des Turenne, les catins, des Marie-Antoinette, les dames de lettres, des Ninon de Lenclos, les épiciers, des Mercure, les quincailliers, des Vulcains, les politiciens, des Mirabeau et des Saint-Just, les estampeurs, des philanthropes, les escrocs, des conseillers des familles, et les proxénètes, des défenseurs de la vertu. Tous les écrivains ont du génie avant d’avoir appris à écrire, tous les cabotins sont les premiers artistes du monde sans savoir chanter, danser et jouer, tous les serins sont des rossignols, tous les miellés sont des Adonis, toutes les femmes sont belles qui usent des takolonneries, tous les commerçants sont d’honnêtes gens quand ils sont faillis, toutes les matrones des maisons de tolérance sont de dignes rombières quand elles vont à la messe ; leurs barbeaux, assez riches pour être candidats et passer du vagabondage spécial à la députation, font l’ornement des comités électoraux, et le Bistrot, officiant inamovible de la démocratie, demeure derrière son comptoir « le rempart de la prospérité et de la dignité nationales » !… Les bienfaiteurs de l’humanité ne sont pas les Pasteur, les Edison, les Einstein ; ce sont les Knock et les Le Trouhadec. La capitale du monde n’est pas New York, Paris ou Pékin ; c’est Donogoo-Tonka où l’on a dressé le temple de l’Erreur Scientifique (Jules Romains). Bata, le roi de la chaussure dont le nom est inclus symboliquement dans battage, est le nouveau Messie ; Bataville est la Jérusalem nouvelle. L’écrivain Ilia Ehrenbourg, hérétique qui a refusé de s’agenouiller devant ce dieu de la godasse et devant ses cuirs, vient d’être condamné. La Cour des Miracles a escaladé le ciel. Qui donc prétendait qu’il n’y avait pas de rédemption pour le vieux monde terraqué ? Par le puffisme, il se divinise.

Nous avons dit plus haut qu’Ossip-Lourié nous paraissait avoir trop insisté sur la pathologie de l’arrivisme. Il n’est pas douteux que si le besoin de paraître et toutes les turpitudes qu’il engendre, sont le produit d’une maladie si profonde qu’elle élimine toute possibilité, pour la personnalité humaine, de redevenir saine et morale, l’humanité court à sa propre destruction. Souhaitons alors qu’elle soit très prochaine, pour notre goût d’équilibre et de raison. La nature purifiée de la vermine humaine aura tout loisir de recomposer une autre humanité qui n’aura pas de peine à être moins folle. — Edouard Rothen.